L'ANGLAISE ET LE DUC (É. Rohmer)
Tourné en décors naturels, La Marquise d'O respectait le comportement, la gestuelle, le verbe de l'époque de la nouvelle de Kleist. Perceval le Gallois, tourné en studio, renvoyait, par son décor de forme elliptique, aux sculptures et enluminures des xiie et xiiie siècles. Avec L'Anglaise et le duc, Éric Rohmer ne part pas d'une œuvre littéraire connue, mais des mémoires (apocryphes ?) d'une Anglaise royaliste, Le Journal de ma vie durant la Révolution française, de Grace Elliott. La démarche du cinéaste n'en reste pas moins identique.
La technique numérique utilisée par Rohmer pour reconstituer la topographie et l'architecture authentiques du Paris du xviiie siècle, en particulier les grands espaces comme la place Louis-XV (notre place de la Concorde), permet, sans perte de qualité ni de définition de l'image, d'incruster les personnages dans un décor totalement recréé à partir de peintures de l'époque. Mais l'exploit technique n'est pas un but en soi : une fois proposées les premières images de Paris, l'œil et l'esprit oublient l'artificialité du décor pour s'attacher aux gestes, aux paroles et aux pensées. Le hasard comme le libre arbitre ne sont jamais absents des films de Rohmer, mais ses personnages y sont toujours confrontés aux déterminations du lieu et du temps. Ici, ils surgissent littéralement du décor, tant le film joue de la relation entre les êtres et leur « cadre ». Si l'héroïne, Grace Elliott (Lucy Russel), semble bien faire corps avec le lieu qu'elle habite, elle reste « l'Anglaise » du titre, l'étrangère issue d'une culture et d'une histoire autres, qu'elle aimerait voir transposer dans le pays qu'elle a choisi. Face à elle, et merveilleusement incarné dans les traits indécis de Jean-Claude Dreyfus, le « duc », désigné par son rang et son origine : noble et héritier potentiel de la couronne puisqu'il est le cousin de Louis XVI. Lui n'a pas droit à un cadre personnel. Sans cesse en déplacement, il est toujours vu par et avec Grace Elliott.
La mise en scène de Rohmer se calque sur la chronique. Les mémoires de Grace Elliott, écrits tardivement et publiés en 1859, ne donnent qu'un seul point de vue, partiel, donc partial. Rohmer se refuse en outre à tout « contrechamp », historique ou politique, tout comme il ne filme qu'un seul côté de la scène. Lorsqu'on présente à Grace la tête de la princesse de Lamballe importent non les raisons des insurgés mais la seule réaction de l'héroïne.
On a pu reprocher à Rohmer ce choix « politique ». À quoi il répond que le point de vue du peuple a été largement diffusé par le cinéma, à commencer par La Marseillaise de son maître Renoir. Et l'exégèse historique récente a donné à la Terreur un visage bien moins glorieux qu'autrefois. D'ailleurs, qui peut dire que le point de vue de Rohmer se confond avec celui de son héroïne, attachée au principe royal et à la personne de Louis XVI, favorable à une monarchie constitutionnelle, vivant les événements de 1790 à 1793 dans un mélange d'horreur morale et de dégoût physique ? La scène la plus significative est celle où Grace Elliott est censée observer, des hauteurs de Meudon, l'exécution du roi. C'est en fait la servante qui tient la lorgnette et avoue qu'elle ne voit rien... Le régicide est pourtant le centre du journal : « Le jour de la mort du roi fut le plus affreusement triste que j'aie jamais vu : les nuages eux-mêmes semblaient être en deuil. » Plus que l'histoire ou la politique au sens propre, le vrai sujet de L'Anglaise et le duc n'est-il pas cette cécité, physique parfois, morale toujours ?
Pareillement, les admonestations que Grace adresse au duc relèvent moins de la raison politique que de la querelle[...]
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Écrit par
- Joël MAGNY
: critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux
Cahiers du cinéma
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