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L'ANGUILLE, film de Shōhei Imamura

L'art de conjuguer le grave et le léger

Quand Yamashita revient de sa partie de pêche pour surprendre son épouse en galante compagnie, le néon qui éclaire la route soudain passe au rouge sang. Dès le début de son film, Imamura abat une carte symbolique, qu'il rejouera plusieurs fois, du flot rouge inondant le meurtrier à la mantille de la Carmen dansée par Keiko et par sa mère. L'histoire trouvera sa résolution lorsque, blessé dans la bagarre finale, le héros finira par saigner à son tour, mettant un terme à cette circulation symbolique du rouge.

Le cinéma d'Imamura n'est pas elliptique ; il offre au contraire toute une série d'explications, symboliques comme celle du rouge, directes et ex machina comme les voix off qui matérialisent les pensées des personnages, ou comme les lettres de dénonciation, ou encore, les inserts qui commentent muettement la situation (tel le gros plan d'un crapaud après les deux tentatives de Keiko pour nourrir Yamashita). De même, les cauchemars et hallucinations sont filmés sans recherche de discrétion, dans un style net qui n'épargne pas les distorsions de l'image.

Pour autant, l'impression dominante n'est pas la limpidité, entre autres parce que, à ces symbolismes élémentaires, le film oppose une grande métaphore opaque : l'anguille. Froide, humide, muette, c'est le contraire de la femme, cette créature qui visiblement inquiète le héros : l'anguille sert, obscurément et ironiquement, à apprivoiser la différence sexuelle. On n'est pas loin de donner raison au taulard lorsqu'il se fait analyste, et reproche au héros sa sexualité trop enfantine : l'anguille n'est-elle pas aussi une limpide métaphore phallique ?

Ces échos assourdis du premier style d'Imamura, obsédé de sexe et de violence, se fondent au ton apaisé de ses films plus récents. Comme dans De l'eau tiède sous un pont rouge (Akai hashi no shita no mizu, 2001), joué par le même couple d'acteurs, où réalisme amusé, personnages pittoresques et légère distance (à la Takeshi Kitano, mais dans un style moins strict) s'imbriquent intimement. L'homme aux O.V.N.I., le taulard en pantalon rouge, l'homme à la mini-décapotable (rouge) sont des échantillons, profondément sympathiques, d'une humanité à la fois observée et rêvée, un peu comme chez Otar Iosseliani.

Du réalisme à l'onirisme, la jonction est opérée toujours par l'humour, parfois par le burlesque. Fraîchement sorti de prison, le héros ne sait plus marcher autrement qu'au pas cadencé, il est comme aimanté par tout ce qui marche mécaniquement ; la bagarre finale est un morceau littéral de slapstick, avec la planche vigoureusement maniée par Keiko. Plus subtils, répétitions (la double tentative de Keiko pour passer le casse-croûte depuis le pont) et gags ténus (tel celui du taulard qui déclare vouloir violer pour retourner en prison – mais en déclamant un sūtra) achèvent de donner à cette chronique des petites gens son ton singulier de sagesse désabusée.

— Jacques AUMONT

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales

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