L'ANNIVERSAIRE, Juan José Saer Fiche de lecture
Publié en 1986, L'Anniversaire (Glosa) est certainement le roman le plus ambitieux de l'Argentin Juan José Saer (1937-2005), par sa construction complexe, le statut ambigu de son narrateur, la douloureuse réflexion sur l'histoire nationale et l'instabilité de son discours. On y retrouve des personnages, des lieux, des sociabilités (la réunion festive entre amis, en l'occurrence) ainsi que des thèmes (le temps, la mémoire, la réalité) familiers au lecteur d'une œuvre qui compte actuellement une dizaine de romans, des essais, des nouvelles, des poèmes.
Ce livre, qui s'interroge constamment sur les potentialités et les limites du récit, s'articule autour d'une trame narrative apparemment limpide. Par une matinée ensoleillée du printemps austral, en décembre 1961, deux hommes parcourent l'avenue San Martín de Santa Fe. Les trois parties du roman recouvriront les trois tronçons du trajet, eux-mêmes divisés en sept « cuadras », équivalentes à la distance entre deux coins de rues d'un même pâté de maisons. La rencontre de ces personnages a été fortuite. Mais ils se connaissent et ont des amis communs qui se sont réunis, quelque temps auparavant, pour fêter l'anniversaire du poète Jorge Washington Noriega. C'est précisément le compte rendu de cette fête qui va alimenter la conversation, bien qu'ils n'y aient pas assisté : l'un, Angel Leto, parce qu'il n'a pas été invité, l'autre, surnommé le Mathématicien, parce qu'il se trouvait à l'époque en Europe.
Conversations croisées
Le narrateur, tantôt omniscient, tantôt étrangement ignorant, tantôt affichant une érudition aux limites de la cuistrerie, déroule le fil linéaire de ces pérégrinations qui durent cinquante-cinq minutes, mais qui sont ponctuées de fréquents va-et-vient dans le temps – aussi bien vers le passé que vers le futur – et dans l'espace. Encore impressionné par une phrase sibylline de sa mère, Leto revient sur son propre drame familial, marqué par le suicide de son père. Lui-même sera, dix-huit ans plus tard, poussé au suicide alors qu'il était sur le point d'être arrêté en raison de ses activités au sein du mouvement d'opposition à la dictature militaire. Le Mathématicien, sportif policé, issu d'une famille aisée, prompt à mettre le monde en équation et à tout rationaliser, est déstabilisé intérieurement par d'anciennes humiliations. Toute l'habileté de Juan José Saer réside dans ces dédoublements, source au niveau du récit de métaphores et d'images surprenantes, et dans ces contradictions qui nourrissent la narration. Sous le calme apparent des protagonistes, sous l'urbanité de leurs propos, bouillonnent frustrations, déceptions et phobies d'ordre intellectuel ou affectif, en écho au vacarme de la circulation urbaine qui contraste avec la douceur paisible des arbres en fleurs, du ciel limpide, du jeu des ombres et de la lumière, rendus avec une précision que Saer a héritée en partie du Nouveau Roman.
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Écrit par
- Claude FELL : professeur émérite à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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