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L'APPRENTI TOURISTE et MACOUNAÏMA (M. de Andrade)

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Au cœur du grand mouvement de réappropriation par les Brésiliens de leur propre culture, le modernisme ou la tentative de retrouver l'héritage noir, indien et portugais, au besoin en le « mangeant » (comme semblait y inviter le titre de la Revue d'anthropologie), Mário de Andrade (1893-1945) appelle à « la révolte contre la façon d'être de l'intelligence nationale ». Il déclare, manière de préciser les choses : « Sans doute l'état de guerre en Europe a-t-il préparé chez les Brésiliens un esprit de guerre avant tout destructeur. » Lui n'aura jamais les moyens d'aller en Europe. Il part à la découverte de sa propre nation, à l'intérieur des terres brésiliennes, jusqu'en pays indien. Ce voyage, outre le fait de mettre en pratique les vœux du modernisme, constitue un laboratoire pour le grand œuvre de Mário de Andrade, du modernisme et même du Brésil, l'histoire de Macounaïma, héros sans caractère.

Nous voilà donc en présence de L'Apprenti Touriste (trad. M. Le Moing et M.-P. Mazéas, Nadeau-Vuitton), aujourd'hui traduit en français et de Macounaïma, déjà traduit en 1979 et qui est ici présenté dans un ensemble nouveau (trad. J. Thiériot, Stock). Précisons qu'une édition savante existe (Macounaïma, édité par Telê Porto Ancona Lopez, Allaca XX (U.N.E.S.C.O., 1996), dont ce livre constitue la version grand public.

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En 1927, puis l'année suivante, Mário de Andrade fait deux voyages, l'un en Amazonie, l'autre dans le Nordeste. Il n'y invite pas d'Européens. La première croisière est mondaine, de Andrade est presque le seul homme à bord. Accompagné de la « reine du café », il se divertit. La seconde privilégie la solitude et le souci d'observation. Pourtant, ici comme là, l'écrivain invente des récits, des langages et des concepts. Est restée célèbre la tribu des Indiens Do-Mi-Sol, dont la particularité est le rapport au langage : « Parler, pour eux, est le summum du geste sexuel » (8 juin 1927). Ailleurs, de Andrade marque une distinction entre ces « Indiens pacifiques complètement brésilianisés, qui vivent ici et parlent notre langue, sans mémoire peut-être de leur tribu » (14 juin 1927), et, inversement, ces Brésiliens qui n'en sont pas : « Parmi tous les Brésiliens du bord, j'étais l'unique Brésilien, bien malgré moi » (30 juin 1927). Mais c'est dans L'Apprenti Touriste II, récit de son voyage dans le Nordeste, qu'il énonce la différence capitale entre « les traditions mobiles et des traditions immobiles » (29 déc. 1928). Principe à partir duquel fonder une généalogie du Brésil, inventer un genre littéraire, et poursuivre sa recherche propre.

Dans l'un des carnets de poche sur lequel de Andrade recueille les données régionales ou dessine, on trouve ceci : au recto, trois croquis à la mine de la cathédrale de Belém (où il arrive le 17 juin 1927), au verso, un fragment de recherche musicale, une note sur les acceptions du mot « matamata » et une autre sur les friandises régionales, toutes trois précédées d'une unique abréviation – Mac[Counaïma]. Paru en 1928, ce livre s'ouvre à peu près ainsi : « La tristesse, telle une procession de fourmis noires était entrée dans le village et avait dévoré jusqu'au silence » ; rappelons que le Manifeste du surréalisme était paru en 1924.

Le nom du héros, Macounaïma, vient d'un personnage de légende taoulipangue, dont de Andrade a trouvé la référence dans un livre de l'ethnologue allemand T. Koch-Grünberg : il est proche du malandro, antihéros brésilien, picaresque, paresseux et porté au pire ; il signifie « le plus méchant ». Dans ce livre « tupi », noirci, métis, le héros part, encore une fois, à la recherche de « son profil ethnique et de son caractère national », le talisman perdu. De la forêt vierge à la ville de São Paulo, il traverse les âges, les coutumes et les langues. C'est toujours le même travail que celui qu'absorbait de Andrade voyageur, mêlant ethnographie et poésie, observation et invention, mais transformé ici par le genre du conte : tout y est profusion, fièvre et volupté. Ainsi, durant le voyage relaté dans L'Apprenti Touriste, de Andrade voit des oiseaux. Plus tard, il recopie des listes de leurs noms, par exemple dans le Nomes de aves en lingua tupi de Rodolpho Garcia (1913). Jusqu'à ce que des nuées entières de volatiles nourrissent la langue de Macounaïma : « Alors arrivèrent des vols et des vols de perruches-soleils et d'aras macao amazones perroquets perruches, des vols de papagais pour saluer le nouvel empereur de la forêt vierge. »

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Nombre de notations concernent les femmes dans L'Apprenti Touriste, comme ici : « Peu après midi nous accostons à Belém où nous voyons de très beaux Indiens, surtout la femme triste, une femme-femme, finesse splendide des lignes » (17 juin 1927). Pourtant L'Apprenti Touriste est chaste, Macounaïma ne le sera pas : dans le chapitre intitulé « La Française et le Géant », le héros se travestit. Partout, il cherche et parfois trouve « les petites filles du Manioc ». Pourtant, nous n'avons pu retrouver l'épisode, sans aucun doute crucial, des trois élèves institutrices : trois jeunes filles de la classe moyenne de São Paulo y subissaient les assauts sexuels du héros. Si Mário de Andrade, a, par la suite, raturé tout le passage, et de nombreux autres, jugés indignes, érotiques et immoraux, une édition dite critique ne se doit-elle pas de publier les variantes ?

Il nous semble que, pour l'auteur d'Aimer, verbe intransitif (Gallimard, 1995) – livre qui raconte l'éducation sexuelle d'un fils de la bourgeoisie de São Paulo par sa gouvernante allemande –, la quête ne se limite pas à la sexualité. Mais celle-là n'en fait pas moins partie intégrante de la recherche. De Andrade travaille sur les rapports entre savoir et pouvoir, domination, sexuelle ou culturelle, perte et réappropriation de soi – le modernisme anthropophage est sexuel. L'angoisse n'en est pas absente.

À une étape de ses voyages, alors qu'il vient de voir des villages entiers ravagés par la malaria, de Andrade, écrit sans doute pour lui-même : « Et j'ai eu une vraie envie d'avoir la malaria, la vraie malaria, pour en finir une fois pour toute avec les ardeurs du corps et de l'esprit » (18 juin 1927).

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De là vient peut-être qu'à la fin, le plus souvent, c'est à Gombrowicz – Polonais immigré en Argentine – que l'on pense en lisant de Andrade. On retrouve en effet chez l'auteur brésilien – exilé chez lui – la même volonté destructrice dans la critique des travers de la société, des groupes humains et même de leur langage, l'ironie à l'égard de chaque chose et aussi de soi, finalement l'inquiétude, l'effroi peut-être devant sa propre identité. Elle s'exprime dans des romans quasi obsessionnels chez le premier (Cosmos), dans un conte onirique et fantastique chez le second (Macounaïma) : la liberté absolue du récit trouve le mieux à transformer une angoisse barbare.

— Hadrien LAROCHE

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Écrit par

  • : écrivain, diplômé de l'École normale supérieure, docteur ès lettres, chercheur

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