L'ARCHE RUSSE (A. Sokourov)
Le récit de L'Arche russe (2002) s'ouvre dans un registre quelque peu énigmatique. L'écran, gris, n'est animé par aucune image, tandis qu'une voix off murmure : « J'ouvre les yeux et je ne vois rien... », avant d'évoquer une impression de peur ressentie par des personnes qui s'enfuient, sans qu'elles puissent être aperçues à l'image. Sans transition, le premier plan, en couleur cette fois, fait apparaître des hommes et des femmes en tenue de soirée : « D'après ces costumes, observe la voix off, nous sommes au xixe siècle. »
Ces personnages sont des membres de la noblesse russe qui, après avoir traversé les pièces souterraines et les coulisses du théâtre de l'Ermitage, se rendent au palais d'Hiver de Saint-Pétersbourg, résidence des tsars, pour participer à un grand bal donné par Nicolas II, dont le déroulement rythmera la fin du film. Entre l'ouverture et le terme du récit, le narrateur invisible – en réalité Alexandre Sokourov lui-même – explore à leur suite les salles du palais d'Hiver et du musée de l'Ermitage, cette « arche russe », témoin de l'immortalité de l'art et d'une certaine idée de la Russie. Il y rencontre « l'Étranger » (Sergueï Dreiden), un diplomate européen au visage anguleux, grand et mince, tout de noir vêtu, aux propos parfois sarcastiques, qui évoque le marquis de Custine, auteur d'un célèbre Voyage en Russie, publié en 1843. Au fil de leur dialogue, les deux hommes vont nous entraîner dans un double voyage, celui de l'espace et du temps.
Au sein du palais d'Hiver, l'itinéraire dans l'espace se déroule sous le signe exclusif de la beauté, en une coulée homogène du récit qui nous fait accompagner les personnages, dans leur traversée des grandes salles impériales et des galeries. À cette magnificence des décors et de l'architecture répond celle des sculptures (en particulier une œuvre admirable de Canova), de la porcelaine de Sèvres (le bleu-vert et l'or du « service aux camées » du tsar) et surtout de la peinture – de Van Dyck à Véronèse. Sokourov s'est toujours intéressé à cet art, qui détermine souvent la composition de ses plans : la source d'inspiration de Mère et fils était Le Moine au bord de la mer, une toile du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich.
À cette unité du lieu et de l'espace s'oppose la discontinuité dans le temps. « Tout le monde peut entrevoir le futur, affirme la voix off du narrateur, mais personne ne se souvient du passé. » Et c'est bien cette impossible rémanence qui sous-tend l'utopie de L'Arche russe. Comme dans un rêve éveillé, nous voici donc transportés dans le passé de la Russie des tsars. Introduites dans le présent du récit, rappelées à la vie pour quelques minutes, surgissent sous nos yeux des figures qui seront évoquées avec le même degré de réalisme que les protagonistes de la fiction : Pierre le Grand, qui ordonna la construction du palais d'Hiver, Catherine II, qui fonda le musée de l'Ermitage, Nicolas Ier recevant l'ambassadeur de Perse venu implorer le pardon du tsar après l'assassinat, à Téhéran, en 1829, de l'ambassadeur de Russie, le poète Griboiedov. Nicolas II, enfin, entouré de sa famille, dans sa salle à manger où il sera arrêté en mars 1917.
Cette discontinuité temporelle ne brise en rien la fluidité de la narration, appuyée sur de constants travellings avant, arrière et latéraux, qui accompagnent les déplacements des personnages. Tout le film est tourné en temps réel avec une caméra numérique, sans rupture de montage, sans coupes, en un seul plan-séquence. Une prouesse technique qui constitue une « première » dans l'histoire du Septième art.
En images somptueuses, L'Arche russe semble illustrer le[...]
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Écrit par
- Michel ESTÈVE : docteur ès lettres, diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris, critique de cinéma
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