L'ART DE JOUIR, Julien Offray de La Mettrie Fiche de lecture
L'Art de jouir se veut le développement lyrique et raisonné d'une thèse partout présente dans l'œuvre et dans la vie du médecin et philosophe français Julien Offroy de La Mettrie (1709-1751). Elle apparaît sous une forme succincte et péremptoire dans L'Homme machine, son livre le plus célèbre : « La nature nous a tous créés pour être heureux : oui, tous, depuis le ver qui rampe jusqu'à l'aigle qui se perd dans la nue. »
Matérialiste, La Mettrie célèbre la joie organique, à laquelle incline, par propension naturelle, la substance corporelle de l'homme. Violemment opposé aux doctrines spiritualistes et ascétiques qui, en combattant cette propension, la pervertissent, il voit dans l'alliance sournoise du puritanisme et de la débauche une entreprise conjointe pour « gâter le plaisir ». Bien qu'il pressente dans la jouissance l'essence même de la vie, il n'échappe pas au paradoxe de l'hédonisme qui, dans son souci de cueillir chaque plaisir comme s'il devait être le dernier, reconnaît la prééminence de la mort et lui fait allégeance.
Paru en 1751, peu avant la mort de son auteur, L'Art de jouir succède à L'Anti-Sénèque ou Discours sur le bonheur (1748) et au Système d'Épicure (1750). Réfugié à la cour de Frédéric II de Prusse, La Mettrie avait suscité, par sa profession de foi matérialiste, la haine des esprits religieux. Nombre d'encyclopédistes ne lui ménagèrent pas leur animosité, supportant mal qu'un philosophe adopte leurs positions extrêmes avec, de surcroît, le courage de les appliquer à sa propre existence.
Préférant l'exil aux simagrées auxquelles beaucoup consentaient par peur de l'Église, La Mettrie fut, à l'encontre des préjugés les mieux reçus, le premier ambassadeur à propager en Europe cette idée de bonheur, dont un mot célèbre de Saint-Just soulignera, près d'un demi-siècle plus tard, combien elle était une idée neuve.
La vie amoureuse comme amour de la vie
L'amour fait toute la richesse. Tel est le propos que La Mettrie s'attache à prendre à la lettre, en lui ôtant un caractère abstrait propre à le ravaler au rang d'une banalité. Au vain affairement qui s'empare de la plupart des hommes, il oppose la vraie vie.
L'art de jouir ne bannit pas la raison, il en rejette seulement la sèche pusillanimité, qui oppose doutes et atermoiements à la passion. L'amour ne meurt pas de ses outrances mais de sa réserve et de ses insuffisances. Il faut que la volupté aille chercher les êtres « jusqu'aux extrémités d'eux-mêmes ». Car le plaisir est insatisfait s'il n'est insatiable.
Établissant quelles conditions sont propices ou préjudiciables au plaisir, La Mettrie note que la contrainte lui est intolérable. Les plaisirs forcés ne sont plus des plaisirs. Il recommande de les affiner sans relâche, sans hâte ni compulsion. « Il faut que mille jouissances préliminaires vous conduisent à la dernière jouissance. »
L'amour respire par tous les sens. La vue, l'odorat, le goût, le tact émanent du corps et y reviennent pour le magnifier. Le voluptueux ne pourrait se satisfaire de n'être que libertin. Comment atteindrait-il à cette joie profonde et naturelle « par laquelle tout croît, multiplie et se renouvelle sans cesse, et dont toutes les autres ne semblent être que des distractions » ? Même la tristesse et la mélancolie revêtent en amour un autre sens, qui leur prête un insolite agrément, car « un cœur voluptueux trouve des charmes à s'attendrir ».
Distinguant la volupté du plaisir, La Mettrie y voit un plaisir goûté avec art. En l'occurrence, l'amour est le goût par excellence. Il fait que l'on a plus de désirs que de besoins. L'Art de jouir se veut, en fait, un art d'aimer, fondé sur l'affinement constant du désir.[...]
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Écrit par
- Raoul VANEIGEM : écrivain
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