L'ART FRANÇAIS DE LA GUERRE (A. Jenni) Fiche de lecture
Il est rare que le prix Goncourt couronne un premier roman. L'Art français de la guerre (Gallimard, 2011), d'Alexis Jenni, partage cet honneur avec Les Bienveillantes (2006) de Jonathan Littell et Les Champs d'honneur (1990) de Jean Rouaud : trois romans où l'Histoire tient une place majeure. Faut-il y voir un symptôme de l'inquiétude si insistante que notre société éprouve envers son passé ? Il n'est pas interdit de le penser, tant la littérature française contemporaine n'en finit pas d'interroger ses zones d'ombres. Afin d'en finir avec l'injonction « de ne rien dire de précis sur les moments délicats de notre histoire [car] nous n'y étions pas », le roman d'Alexis Jenni ambitionne de faire tenir ensemble les conflits qui jalonnent la période de 1943 à 1962, soit « vingt ans de guerre interrompue », guerre d'Indochine comprise, depuis l'Occupation allemande jusqu'aux accords d'Évian qui mirent fin à la présence française en Algérie. Et si le livre peut paraître bavard, avec ses 632 pages, il l'est à la manière d'un refoulement qui se débonde.
Le récit fait alterner des chapitres de « commentaires », dans lesquels un narrateur mal dans sa peau évoque sa rencontre, à la fin du xxe siècle, avec un ancien militaire, Victorien Salagnon, qui lui apprend à peindre et lui confie le soin de rédiger ses mémoires de guerre, et les chapitres de « roman » qui s'emploient à mener à bien ce projet. Cette structure combine ainsi deux saisies littéraires de l'Histoire : celle du roman historique traditionnel, qui rapporte chronologiquement une fiction enchâssée dans l'Histoire, et la pratique contemporaine du roman archéologique, plus distanciée, qui enquête sur le passé à partir d'aujourd'hui. Car s'il se méfie des travers du roman historique, trop « bien rangé », Jenni n'en dédaigne pas pour autant les ressources romanesques : roman d'initiation qui rend compte des premières années de Salagnon dans la Résistance sous l'égide de son oncle ; combats héroïques dans la jungle vietnamienne ; fraternité inaltérable des soldats qui ont souffert ensemble ; sentiment amoureux qui résiste au temps. Cela ne va pas sans une certaine complaisance dans les morceaux de bravoure, ni parfois sans ambiguïté : jusqu'où doit aller la fascination pour le courage militaire ? Mais le roman sait aussi se montrer critique envers les fictions qui organisent notre conscience historique, depuis celle des Commentaires sur la Guerre des Gaules de César, où « le roman, le héros qui ment fondent la réalité bien mieux que les actes », jusqu'à celles du cinéma : le narrateur met en question certains films emblématiques tels que Les Visiteurs du soir de Marcel Carné qui allégorise la réalité, Le Vieux Fusil de Robert Enrico, pour son déni du collectif et l'illusion de sa violence purificatrice, ou encore La Bataille d'Alger de Gillo Pontecorvo qui édulcore la violence et simplifie les situations. Mais, c'est d'abord la fiction politique qui transforme l'Histoire en roman qui lui sert de cible principale : cette fable que le « grand romancier » de Gaulle offre à la France afin qu'elle puisse se regarder en face.
Le lecteur suit les itinéraires divergents des résistants, humiliés par les défaites coloniales, qui conduisirent les uns à pratiquer la torture et les autres à se ranger au côté du F.L.N., ou tel Arabe à s'affronter au Juif pied-noir avec lequel il partagea la lutte contre l'occupant allemand. Par deux fois, le livre rend hommage à Paul Teitgen, secrétaire général de la police française à Alger, qui établit un relevé méthodique des « disparitions » d'Algériens arrêtés et soumis à la torture. C'est à cet ancien résistant, lui même torturé par la Gestapo, que l'on doit d'avoir gardé[...]
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Écrit par
- Dominique VIART : professeur des Universités, université Paris Nanterre, Institut universitaire de France
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