ASSIETTE AU BEURRE L' (1901-1914)

Hebdomadaire de seize pages environ, tiré en couleurs, L'Assiette au beurre est l'aboutissement de la caricature sociale et de mœurs telle que Le Rire, Le Courrier français et Le Chambard socialiste l'ont approfondie et développée. La tendance anarchisante des créateurs de ce journal donne à la charge graphique un caractère extrêmement virulent. Chaque numéro est consacré à un thème précis et traité par un artiste particulier ou par un groupe de collaborateurs de la publication. Pour la première fois et de manière systématique, des dessinateurs sont appelés, individuellement ou en commun, à brosser de petites fresques de caractère social ou politique, à dresser un acte d'accusation sur un cas précis. Il en résulte une émulation entre les artistes — émulation qui, il faut bien le dire, débouche fréquemment sur une vision désespérée. L'ensemble de la collection de L'Assiette au beurre laisse une impression de cohérence et de tension unique dans l'histoire de la caricature.

Le journal s'assure parfois la collaboration d'artistes étrangers, le plus souvent originaires d'Europe centrale. On peut dire que si l'esprit expressionniste s'est manifesté en France, c'est bien grâce à L'Assiette au beurre. Ce n'est pas un hasard si Van Dongen, qui appartiendra à la fois au mouvement fauve et au groupe expressionniste allemand Die Brücke, collabore à quelques numéros. Notons que les « quatre grands » de la caricature française participent peu ou ne participent pas du tout à l'entreprise subversive : Steinlen réalise quelques-uns des premiers numéros (Les Deux Justices ; La Vision de Victor Hugo), Caran d'Ache donne une « suite » sur les décorations de complaisance (Ferblanteries), Willette dénonce le colonialisme (Les Bourreaux des Noirs) ; quant à Forain, il ne peut trouver sa place dans ce concert d'imprécations. Notons encore que si les allusions à l'affaire Dreyfus sont inexistantes, certains dessinateurs n'hésitent pas à lancer des pointes contre les juifs (Max Radiguet, Kupka).

De nombreux artistes qui laisseront un nom dans l'histoire de la peinture moderne exercent leur talent avec bonheur dans le cadre du journal : Jacques Villon, Kupka qui arrive d'Europe centrale, Vallotton, Juan Gris, le Grec Galanis et, bien sûr, Van Dongen.

La liste des collaborateurs de L'Assiette au beurre est impressionnante. Il est des noms qui reviennent assez fréquemment, ceux de Jossot, Grandjouan, D'Ostoya, Leal de Camara, Max Radiguet, Delannoy, Roubille, Ricardo Florès... On s'étonne de ne les trouver que rarement à la place d'honneur dans les histoires de la caricature — à l'exception de Jossot dont plusieurs œuvres ont été reproduites par Siné dans sa publication Siné massacre et qui, depuis, a droit à une certaine considération. L'esprit d'équipe qui règne à L'Assiette au beurre semble l'emporter, aux yeux des historiens, sur la valeur personnelle des artistes. Pourtant Roubille, Paul Iribe (qui collaborera avec Jean Cocteau au Mot pendant la guerre), Galanis, Hradecky, Édouard Bernard, Vallotton réalisent des chefs-d'œuvre graphiques d'une rare hardiesse. La force de nombreuses légendes ne le cède en rien aux inventions percutantes d'un Forain : dans un numéro spécial que Jossot consacre aux Refroidis, on voit un squelette, suant d'angoisse, se dresser hors de son cercueil et s'exclamer : « J'ai rêvé que j'étais vivant ! »

Certains des thèmes évoqués sont, aujourd'hui encore, d'actualité : Asiles de fous, de Delannoy (1904) ; La Peine de mort (1907) ; Les Tueurs de la route, de Weiluc (1902). Le numéro sur la catastrophe de Courrières (1906) reste un document historique.

La lecture de L'Assiette au beurre laisserait supposer que la révolution[...]