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L'ATTRAPE-CŒURS, Jerome David Salinger Fiche de lecture

L'Attrape-Cœurs, unique roman de l'écrivain américain Jerome David Salinger (1919-2010), est un livre maudit. Lorsqu'il parut en 1951, il fut banni des bibliothèques, exclu des programmes d'étude. On entendait ainsi museler la parole subversive de son héros, Holden Caulfield, cet adolescent en crise qui anticipe son éviction scolaire pour vagabonder en noctambule dans les beaux quartiers de New York.

Errance et rébellion

Privé de lieu propre, Holden, qui a fugué du collège, erre pendant trois jours de chambre d'hôtel en boîte de jazz, de bar en hall de gare : « On m'a donné une chambre pourrie, avec comme vue par la fenêtre l'autre côté de l'hôtel. De la vue ou pas de vue, je m'en tamponnais. J'étais trop déprimé pour que ça me touche. Le groom qui m'a conduit à ma piaule était un très vieux type, dans les soixante-cinq piges. Je l'ai trouvé encore plus déprimant que la chambre pourrie. » Héritier du Werther de Goethe et d'Huckleberry Finn, le jeune héros de Mark Twain, Holden dénonce au passage le conformisme d'une société matérialiste qui affiche les marques de son progrès pour mieux cacher les symptômes de son angoisse. La mort suinte partout dans le roman, à peine voilée par un humour désespéré. L'odyssée de Holden, de la cellule de l'internat aux sarcophages du musée, pourrait même s'apparenter à une descente aux enfers si les signes n'étaient pas dépouillés de tout sens symbolique.

La subversion suprême de L'Attrape-Cœurs est en effet d'ordre linguistique. À coups de mots qui « frappent » et qui « tuent », à coups d'obscénités et de blasphèmes, l'oralité d'Holden fait résonner l'insignifiance sous les codes du langage courant. À l'instar des vitrines et des reflets qui désorientent le sujet, les mots sont ici des signifiants vides, impuissants à soutenir une réalité en décomposition. Seul le cri de l'argot parvient à briser l'écran des codes et des clichés.

Jusqu'où va cette révolte ? Comme l'ont suggéré certains critiques à partir des années 1960, Holden ne serait qu'un « rebelle sans cause », refusant de grandir. D'ailleurs, le « territoire » de sa fugue ne recouvre jamais que le Mississippi de Broadway, l'Ouest des Indiens de cire au musée, ou une clinique psychiatrique, tout près de Hollywood. Si Holden s'insurge contre les conventions, il connaît aussi les vertus apaisantes des stéréotypes. Il dit haïr le cinéma, mais s'imagine en Bogart blessé pour surmonter les coups du sort. Il déteste l'hypocrisie et parsème son discours de gages de « vérité » ou de maturité, tout en s'avouant menteur et exhibitionniste. Son emphase finit par ressembler à la société qu'elle dénonce – elle est issue du malaise et du manque.

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