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L'ATTRAPE-CŒURS, Jerome David Salinger Fiche de lecture

L'émotion poétique d'un saint urbain

Maudit pour rébellion, maudit pour conformisme, L'Attrape-Cœurs reste néanmoins un livre culte, puissamment émouvant, pour les adolescents de tous âges. Personnage double aux cheveux gris sur un côté, à la casquette retournée, au pardessus réversible, Holden bascule vers l'âge adulte dans une ville en mutation. Le roman tient son titre anglais (The Catcher in the Rye) d'un poème de Robert Burns (1759-1796) que fredonne un enfant en suivant la ligne du caniveau, entre l'asile protecteur du trottoir où marchent ses parents et l'espace périlleux de la chaussée où vrombissent les voitures. Comme lui, Holden arpente la lisière qui sépare l'Éden mythique de l'enfance et le gouffre inquiétant de la maturité. Hanté par le décès prématuré de son jeune frère Allie, Holden se donne pour mission d'« attraper » les enfants qui courent dans le champ de seigle avant qu'ils ne chutent dans l'abîme de la connaissance – la sexualité et la mort. Mais lorsqu'il retourne clandestinement chez lui, il espère à son tour être « attrapé » par ses parents. Mêlant pudeur et forfanterie, l'écriture de Salinger suggère avec délicatesse la douloureuse mue d'une voix-chrysalide, animée par le désir, retenue par la peur.

Dans le poème de Burns, Holden a substitué le verbe attraper au verbe rencontrer : c'est bien la consommation du désir que le protagoniste tente de contourner et d'approcher à la fois, à grand renfort d'effets rhétoriques. Comme l'illustrent ses trébuchements burlesques sur le trottoir, Holden va mais ne veut pas chuter. La parole remplace l'acte lorsqu'il « rencontre » une amie, une inconnue, ou même une prostituée. La progression labyrinthique du discours, associant souvenirs et ressassements, le tressaillement des phrases, alliant ellipses et bégaiements, illustrent encore le balancement de son corps et de sa conscience. Amoureux de la mort, Holden voudrait freiner le temps pour préserver intacte la pureté de son désir. Comme l'urne grecque du poète anglais John Keats (1795-1821), le New York de Holden, cristallisé sous la blancheur de la neige, représente la tentation mortelle de l'effacement. Mais en bon patineur, Holden ne se laisse pas prendre aux miroitements des glaces : à l'opposé de ce camarade de classe, James Castle, qui se jette par la fenêtre pour garder son intégrité, mais à l'instar de Huckleberry Finn qui passe par la fenêtre pour rejoindre Tom Sawyer, Holden transforme le risque de la chute en opportunité de rencontre avec l'Autre.

À la fin du roman, Holden le lunatique apprendra à accepter le risque de la chute en regardant sa sœur Phoebe tourbillonner sur un cheval de bois et tenter d'attraper un anneau. À cet instant de révélation, la rhétorique de la feinte et de l'emphase s'efface dans un silence quasi mystique de communion et d'harmonie. L'Attrape-Cœurs recèle moins la parole iconoclaste d'un faux rebelle que l'émotion poétique d'un saint urbain.

— Nathalie COCHOY

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