L'AVVENTURA, film de Michelangelo Antonioni
L'aventure de l'existence
Le film a toujours été appelé L'Avventura par la critique française, sans doute pour lui préserver son étrangeté, et éviter de se demander à haute voix de quelle « aventure » il peut bien s'agir, dans ce film où les gens semblent surtout soucieux de ne pas s'éloigner de leur milieu, au point d'être caricaturalement grégaires. L'aventure est-elle celle d'Anna, qui décide de disparaître, de manière improbable, sur un minuscule îlot ? Est-elle celle, au fond banale, de Sandro et de Claudia, qui se trouvent pour se perdre et se retrouver ? Ou, plus énigmatique mais plus significative, l'aventure de ces Romains de la bonne société, égarés dans la Sicile profonde, ici filmée comme le ferait un ethnographe sur un continent lointain ?
Le scénario ressemble à une pure provocation, avec l'énigme irrésolue de la mort ou de la fugue de l'héroïne au tiers du récit (un peu comme dans le contemporain Psycho (1960), de Hitchcock, où l'héroïne est assassinée dans le premier tiers du film). Comme plusieurs scénarios d'Antonioni, il esquisse une fiction policière, mais pour mieux décevoir ; l'enquête avance dans autant d'impasses, pour finir en queue de poisson. La fiction sentimentale n'est pas plus assertive, et les larmes finales de Sandro, la caresse hésitante de Claudia sur sa nuque, signifient aussi bien la résignation que la rupture.
C'est en fait un film sur la fragilité des sentiments. « Il faut donc si peu pour que tout change ? », demande Claudia ; « beaucoup moins, même », répond Sandro. Il est donc normal que l'on doive passer tant de temps à observer des événements à peine perceptibles et peu compréhensibles. « Certaines scènes semblent trop longues, d'autres inutiles. C'est qu'habitués [...] à une forme schématique de récit [...], nous avons l'impression qu'on force notre attention quand on nous oblige à considérer l'événement dans sa durée véritable et son apparente gratuité. » (Bernard Pingaud, Preuves, novembre 1960). Claudia est une femme sensible, guettée par une mélancolie qui atteindra franchement l'héroïne de Désert rouge (Deserto rosso), quatre ans plus tard. Sandro, lui, est un raté : comme artiste, car il a renoncé à l'architecture pour gagner beaucoup d'argent ; comme homme, parce qu'il échoue à fixer son amour sur une femme ; il est devenu une pure émanation du milieu qu'il s'est choisi, ce milieu snob et riche qu'Antonioni décrit sans complaisance ni sévérité, comme on observerait une fourmilière.
Pour filmer cette histoire de sentiments flottants, il fallait inventer une distance juste. Antonioni reprend ici les expériences sur la profondeur de champ qu'il menait depuis Chronique d'un amour (Cronaca di un amore, 1950), et les applique à une étonnante variété de paysages, depuis le désert rocheux de Lisca Bianca, au milieu de la mer, jusqu'aux galeries d'un palace de Taormine, surpeuplées par les fêtards. Les cadrages délimités au rasoir, les lignes de fuite, la blancheur des magnifiques bâtiments rococo de Messine ou de Noto laissent dans la mémoire le souvenir d'une aventure : émotion pour l'œil, piège délicieux pour l'esprit.
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Écrit par
- Jacques AUMONT : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales
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