L'ÉCHARPE ROUGE (Y. Bonnefoy) Fiche de lecture
Le silence du père
À travers le réseau de ces anamnèses, le poète, qui se dédouble en analyste, décrypte le regard que porta un fils sur les silences de son père et de sa mère, silences qui auraient décidé de sa vocation poétique et même déterminé sa conception contradictoire du langage et du monde comme séparation et réparation de l’unité perdue. Sans oublier sa période surréaliste (« Un tableau de Max Ernst »), sa découverte à Poitiers de Pierre Jean Jouve, ses séjours à Londres et aux États-Unis, ses lectures déterminantes (Les Sables rouges, roman déjà mentionné dans L’Arrière-pays, ou la légende arthurienne) ni son attrait pour les anciennes civilisations proches de la terre, Yves Bonnefoy explore l'« abécédaire » de sa mémoire poétique, familiale et affective (« Ambeyrac », « Viazac », « Toulouse » à l'opposé de Tours) ; il réfléchit notamment sur « la plaie » du silence parental, qui l'inquiéta ; Toulouse, l’homme et la jeune fille à l’écharpe rouge sont autant de métonymies de l’arrière-pays mythique, du père et de la mère, perdus ou refoulés. Si l’homme à l’écharpe rouge rappelle au poète la finitude des liens du sang à travers le souvenir déterminant des traces de sang sur le corps de son père mort à Tours en 1936, il symbolise aussi le silence d’un père non pas hostile, mais blessé – paysan auvergnat en exil dans le langage comme dans la vie, travailleur manuel déclassé, abasourdi par le vacarme des ateliers de locomotives, esseulé, affectueux et distant, comme « cherchant ailleurs ». Quant à sa mère, Hélène, infirmière puis institutrice suppléante, attachée à sa trop lointaine terre natale d’Ambeyrac autant qu’à la chose écrite, affable, tournée vers les autres, elle matérialise au contraire cette parole aisée qui, paradoxalement, défend le silence d'un temple intérieur et antérieur inviolable dont l’arrière-pays de « Toirac » et son « patois » sont le lieu et la formule du royaume perdu.
La seconde partie du livre, plus brève, explore à travers d’autres réminiscences littéraires, picturales et existentielles le récit en abyme de « Deux scènes », qui a pour théâtre les balcons d’un palais italien. Y apparaît un jeune couple amoureux qui se parle une langue d’une « grande douceur », suivi d'un autre, vieilli, dont un poignant silence étreint les mains. Ces images superposées s'achèvent sur l’ultime scène d’un homme silencieux qui s'en va parmi les herbes hautes du pays rêvé de l'enfance : un petit garçon, qui a enfourché une balustrade, lui prend la main et lui parle dans sa vieille langue, comme d'un âge d'or où le temps devient de l'éternité.
Dans les « Notes conjointes », Yves Bonnefoy tente de comprendre sa fascination de poète et critique d’art pour l’Italie, terre du rêve, son culte des images et la « royauté » rimbaldienne de ses archétypes, tel ce coucher de soleil sur la mer à Gênes. Une scène parentale primitive élucide alors son analyse : le « parler patois » de ses parents, secret véhicule des disputes comme des moments de communion, incarnerait la langue même, interdite à l'enfant, de la poésie. Affranchi de ses significations ordinaires et décanté de ses fictions, le langage des sons, comme « la pluie d'or » dans le mythe de Danaé, réveillant le pays de l'enfance, de l'immédiat et de la finitude, permettrait de réconcilier les êtres avec l'évidence de la terre et la présence des autres, réparant l'unité perdue.
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Écrit par
- Yves LECLAIR : professeur agrégé, docteur en littérature française, écrivain
Classification
Média