L'ÉCHIQUIER (J.-P. Toussaint) Fiche de lecture
Jean-Philippe Toussaint s’est fait connaître au milieu des années 1980 avec deux livres, La Salle de bain (1985)et Monsieur (1986). Jérôme Lindon, son éditeur aux éditions de Minuit, essayait alors de promouvoir une nouvelle génération d’auteurs (Jean Echenoz, Patrick Deville, Christian Oster…) après celle du nouveau roman, en les rassemblant sous la formule des « Impassibles ». Aucun ne s’y reconnut vraiment, même si ce terme aurait convenu aux premiers romans de Toussaint. Son œuvre s’est depuis largement émancipée d’une telle étiquette. Après un cycle romanesque plein d’humour et d’audaces – le « cycle de Marie » (2002-2013) –, puis un autre, plus bref – le « cycle Detrez » (2019-2020) –, L’Échiquier (Minuit, 2023) revient sur la vie et l’œuvre de l’écrivain. Écrit durant la période de confinement imposée par la pandémie de Covid-19, il replie l’un sur l’autre le moment présent et le passé lointain, celui de l’enfance et du jeune âge, lorsque le désir d’écrire commençait à poindre. Toussaint ouvre les portes de son atelier, laisse affleurer les images anciennes et s’y montre au travail.
Les cases du « je »
Pourquoi donc placer tout cela sous le signe du jeu d’échecs, au point de fournir en quatrième de couverture une image d’échiquier ? Un carrelage en damiers noirs et blancs dans la cour de l’école fréquentée autrefois, le titre – Échecs – d’un premier manuscrit demeuré inédit, le projet de retraduire la nouvelle de Stefan Zweig intitulée Le Joueur d’Échecs (1943), le souvenir d’avoir intensément pratiqué ce jeu, voilà qui constitue un fil directeur pour relier ces fragments de mémoire et de journal intime. Cela donne forme au livre, qui aura soixante-quatre stations, chacune numérotée, comme le nombre de cases d’un échiquier. Chaque case ouvre sur un îlot de méditations et de souvenirs, sautant d’une période à l’autre : lieux habités – Bruxelles, Maisons-Laffitte, Paris –, images d’enfance, visages des parents, des grands-parents, amis de pensionnat et de lycée aujourd’hui disparus, rencontre avec Madeleine, qui deviendra la compagne d’une vie. Ce dispositif permet de faire mémoire sans faire récit : Toussaint se préserve du « lissage » trompeur des autobiographies.
« Les échecs et la littérature ont toujours eu partie liée », écrit-il. L’écrivain se remémore les parties disputées avec son père, les championnats mythiques des années 1970-1980 : Fischer-Spassky, métonymie de la Guerre froide ; Karpov-Kasparov, l’apparatchik et le dissident, dont l’affrontement dura plus de dix ans. Toussaint fit le voyage à Londres, en 1986, puis à Lyon, en 1990, pour assister à plusieurs de leurs confrontations. Il évoque ses lectures d’ouvrages spécialisés, les journées passées au Centre Pompidou dans la salle où s’installaient les joueurs et où surgit un jour Gilles Andruet, impressionnant de talent, qui allait devenir champion de France, et avec lequel il se lie d’amitié. Gilles Andruet, qui réapparaît fugitivement, déjà happé par son autre vie, avant de mourir assassiné, comme Toussaint l’apprendra en Corse en lisant le journal. Les échecs figurent encore dans le film Berlin 10h46 (1994), dans lequel Toussaint engagea le grand maître Arthur Youssoupov. On le voit disputer sous son nom une partie face à l’écrivain lui-même qui interprète le rôle d’un joueur fictif et qui, lui, porte le nom de son propre aïeul.
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Écrit par
- Dominique VIART : professeur des Universités, université Paris Nanterre, Institut universitaire de France
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