L'ÉCHIQUIER (J.-P. Toussaint) Fiche de lecture
Le métier d’écrire
Le jeu d’échecs interfère aussi avec la nouvelle de Zweig, que Toussaint renomme Échecs, dans la traduction qu’il donne aux éditions de Minuit, en même temps que paraît L’Échiquier. « Traduire, c’est écrire », affirme-t-il, livrant quelques exemples précis où il se montre arbitrant entre plusieurs mots, plusieurs tournures. Et c’est de bien connaître le jeu et l’histoire des parties célèbres, que le traducteur qu’il est en vient à corriger une erreur de Zweig dans son récit.
À la faveur du confinement, l’écrivain voulait mener de front ce travail, un essai sur la traduction et le livre que le lecteur tient entre les mains. Les deux derniers éléments de ce triple projet fusionnèrent, favorisant de surcroît une méditation sur le métier d’écrivain : élaboration de La Salle de bain en Algérie, écriture en acte du livre présent, corrections d’épreuves, réactions aux critiques. On y mesure la scrupuleuse technicité du travail littéraire, qui ne consiste pas à inventer des histoires mais à placer les mots dans une juste phrase, technicité qui requiert de tenir compte de toute une configuration d’ensemble, à l’instar du déplacement d’une pièce sur l’échiquier.
Ce questionnement d’envergure interroge « l’espace mental de l’écriture » : le rapport avec les realia de la vie qui s’y travestissent en fiction, l’espace clos du livre qui sépare du monde mais s’ouvre à son rayonnement illimité, l’écriture comme « abri mental », qui ne méconnaît pas le « réel » mais cherche aussi à « dénouer » quelque chose d’enfoui chez l’auteur. Convaincu que l’écriture romanesque est une « méthode de connaissance de soi », Jean-Philippe Toussaint en donne l’exemple dans cet ouvrage, propice au retour sur soi-même, où se cherche le sens profond qui décide d’une existence : pourquoi écrire ? Qu’est-ce qu’écrire ?
C’est aussi prendre la mesure du temps passé, en débusquer les cohérences anciennes, au moment où le corps commence à s’user : « Je voulais que ce livre soit une réflexion plus ample sur la littérature, je voulais que ce livre dise l’origine de ce livre […] je voulais que ce livre soit sensible, concret, malicieux, humain, ombrageux, imprévu, généreux, je voulais que ce livre soit tout à la fois un journal intime et la chronique d’une pandémie, je voulais que ce livre ouvre la voie à la tentation autobiographique, qu’il soit une conjonction de hasards et de destinée […] Je voulais aussi évoquer dans ce livre l’affleurement de la vieillesse qui commence à m’envelopper comme une brume inexorable qui monte autour de moi, je voulais que ce livre traite autant des ouvertures que des fins de parties, je voulais que ce livre me raconte, m’invente, me recrée, m’établisse et me prolonge. »
C’est là tout ce que L’Échiquier parvient à nouer ensemble, transfigurant en œuvre réflexive le désœuvrement qui accompagna un suspens du monde.
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Écrit par
- Dominique VIART : professeur des Universités, université Paris Nanterre, Institut universitaire de France
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