L'ÉCOLE DES FEMMES (mise en scène J. Lassalle)
L'École des femmes, de Molière. À peine a-t-on prononcé ces quelques mots que tout se met en place. Le premier combat de Molière travesti en Arnolphe, les Maximes du mariage comme passage obligé du tyran domestique, le jeu des quiproquos. Et une pièce jugée éclatante, une comédie autobiographique, un mélange des genres efficace – de la farce à la grande comédie –, organisant le passage des types aux caractères. À cela s'ajoute le travail de Louis Jouvet en 1936, son idylle avec Madeleine Ozeray, les décors de Christian Bérard, une mise en scène dont chacun parle avec délices, sans jamais l'avoir vue. Comment, dès lors, « re-lire » cette pièce sans sombrer dans le convenu, ni virer à l'actualisation superficielle ?
Jacques Lassalle, en ouvrant la saison 2001-2002 consacrée à Jouvet au théâtre de l'Athénée-Louis Jouvet, à Paris, s'est d'abord interrogé sur ces souvenirs mythiques, longuement fantasmés, avant de jouer le jeu, tout le jeu. S'il accepte de reprendre, dans ses grandes lignes, la scénographie et le décor de Jouvet-Bérard, ce n'est pas pour reconstituer une mise en scène qui a fait ses preuves de 1936 à 1951. Le souvenir n'est pas nécessairement pieux. Il peut, aussi, être actif.
Se souvenir, donc, du mur qui s'ouvre sur le jardin, mais avec moins de couleur ; des costumes, mais en abandonnant le crin pour du synthétique, et en veillant à l'effet de carapace ; du bigarré et du grotesque, mais en cherchant tout de bon à privilégier les expressions de la grande comédie : la souffrance, la douleur, la cruauté. Lassalle questionne Jouvet comme il questionne le texte de Molière : pour savoir ce que l'œuvre raconte, pour comprendre ce que Jouvet pensait, enfin pour donner au public un travail infiniment singulier.
Didier Bezace, à Avignon (juillet 2001, puis au théâtre d'Aubervilliers en janvier 2002), avait placé Pierre Arditi au centre, comme il est d'usage pour ce rôle-fleuve d'Arnolphe, l'un des plus longs du répertoire français. Mais un centre dont tous se moquent, un centre aveugle et sourd, et littéralement joué par tous les autres protagonistes. Si bien qu'on a ri et qu'on s'est ému de ses souffrances, et de le voir dépossédé de sa place. Lassalle, lui, n'isole pas Arnolphe. Il le considère, l'approfondit et traque son secret, en se fondant sur une étude minutieuse de ce que le texte dit. C'est par cette minutie de tous les instants engagée non sur les alentours du texte, ou sur les mythes qu'il a créés, mais sur les mots eux-mêmes, qu'il en arrive à entreprendre cette grande aventure d'incarnation qu'il effectue depuis si longtemps. C'est ainsi qu'il parvient à mettre en scène des secrets intimes, violents et parfois monstrueux.
Arnolphe (Olivier Perrier) a deux identités, on le savait ; depuis treize ans dit le texte, on l'avait oublié. Monsieur de la Souche séquestre une jeune fille de dix-sept ans (Caroline Piette) dont Horace (Pascal Réneric) tombe amoureux. Il l'aime de passion depuis qu'il l'a achetée ; nous l'avions occulté. « Un air doux et posé, parmi d'autres enfants, / M'inspira de l'amour pour elle dès quatre ans » avoue l'homme de quarante ans, dès la première scène. Ainsi, depuis treize longues années, un homme mûr aime de passion une enfant qu'il élève et dont il veut toute la vie, pucelage compris. On peut en rire, en badiner, et considérer qu'Arnolphe est un vieux dégoûtant que la morale comique saura mettre au pas, comme la société devrait le faire. Mais on peut aussi retourner le problème, être saisi par cette exposition trouble de l'interdit, séduit par la passion insensée de Monsieur de la Souche, enfin céder à la compassion pour un personnage a priori monstrueux.
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Écrit par
- Christian BIET : professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre à l'université de Paris-X-Nanterre
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