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L'ÉCUME DES JOURS, Boris Vian Fiche de lecture

Roman-jazz

Si ce résumé ne rend pas compte de la tonalité très particulière du livre, il en restitue somme toute assez fidèlement la narration, faite d'une succession linéaire de scènes et d’épisodes qui s'enchaînent à vive allure selon une mécanique fatale. Plus proche du conte que du roman, L’Écume des jours préfère de loin le récit d’actions et les dialogues à l’étude psychologique des personnages – sans passé ni avenir, comme flottant dans un éternel présent – dont les caractères et les sentiments ne sont guère approfondis. Loin du réalisme ou même de la vraisemblance romanesques, le livre fait la part belle au merveilleux : on ne s’y étonne pas que les souris parlent, que les objets s’animent, que les appartements rétrécissent, ni qu’un nénuphar pousse dans le poumon d’une jeune femme... D’une façon générale, la bizarrerie fait partie intégrante du décor et les situations loufoques se succèdent comme des évidences. Tout se passe comme si le langage, en partie libéré de ses fonctions traditionnelles, acquérait ici une existence autonome et purement jubilatoire. Que ce soit sous forme de néologismes (nutritionner, zonzonner, s’amignoter…), de mots-valises (pianocktail, députodrome…), de calembours (« je voudrais me retirer dans un coing », baise-bol…), de contrepèteries (Jean-Sol Partre, « portecuir en feuilles de Russie »), d’expressions prises au pied de la lettre (« aiguiser une pointe d’ail »), de graphies fantaisistes (« coups de clackson »), l’auteur donne libre court à une inventivité verbale qui façonne littéralement l’univers poétique du roman.

À cela s’ajoutent la variété de registres ou de tons pastichés (tour à tour populaire, ampoulé, précieux, pseudo-technique ou scientifique…) et surtout une profusion d’images insolites voire hallucinatoires : « Il montait de la piste une rumeur ovale », « la porte extérieure se referma sur lui avec un bruit de baiser sur une épaule nue », « sa bouche lui faisait comme du gratouillis de beignets brûlés »…). Boris Vian s’inscrit ici clairement dans la filiation d’un Lewis Carroll, d’un Alfred Jarry et surtout des surréalistes, dont il reprend l’appel aux images déconcertantes, la foi dans la puissance révolutionnaire de l’amour et les aspirations libertaires. Il se rattache également aux courants contemporains ou immédiatement ultérieurs de l’Oulipo et du théâtre de l’absurde.

Si le roman baigne dans une atmosphère onirique et atemporelle, il n’en est pas moins ancré dans son époque, et plus précisément dans le Paris existentialiste de l’immédiat après-guerre, dont Vian fut une figure majeure. En témoignent les nombreuses références au jazz, qui, au-delà même des clins d’œil plus ou moins explicites (Chloé, titre d’un arrangement de Duke Ellington, avenue Louis Amstrong et rue Sidney Bechet, maison Gershwin…), imprime d’une certaine manière sa forme (rythme, improvisation…) au récit lui-même ; ou encore, bien sûr, le personnage du gourou Jean-Sol Partre, objet dérisoire d’un culte tragi-comique, et les variations ludiques sur les titres des œuvres de Sartre : La Nausée devient Paradoxe sur le dégueulis, Le Remugle…et L’Être et le Néant La Lettre et le Néon.

Le goût de la fantaisie gratuite et le primat d’un imaginaire débarrassé de toute convention ne doivent pas occulter la dimension pour ainsi dire politique du livre. Ils en sont même les alliés. Là encore en héritier du surréalisme, Vian associe en effet liberté poétique et affranchissement des règles de vraisemblance et de logique (« l’histoire est entièrement vraie puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre », écrit-il dans son avant-propos) et transgression des normes sociales et morales. Éternels adolescents, les principaux personnages rejettent le travail, perçu comme aliénation et exploitation.[...]

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Média

Boris Vian - crédits : Pierre Vauthey/ Sygma/ Getty Images

Boris Vian

Autres références

  • VIAN BORIS (1920-1959)

    • Écrit par
    • 2 174 mots
    • 1 média
    Michel Gauthier a bien vu(L'Écume des jours de Boris Vian, analyse critique, 1973) que Vian infuse les techniques langagières de la poésie dans le genre romanesque ; Jacques Bens (Boris Vian, 1976) rappelle sa formation scientifique et note qu'il use des outils du mathématicien soit pour développer...