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L'EMPIRE DES SENS, film de Nagisa Oshima

Tristan et Isolde, version hard

D'un fait divers sanglant, Oshima fait un drame existentiel. Une femme tue et castre son amant : cela n'est intéressant que si cet assassinat n'est pas un coup de folie mais une issue logique, et si cette logique est celle du désir dans sa pureté. De ce point de vue, le film est d'une rigueur absolue, presque un théorème : il démontre que la jouissance n'est pas le comble du plaisir, mais son opposé, et qu'elle ne s'atteint que dans l'ascèse. Les deux amants renoncent à manger et à dormir, à toute relation sociale, à leur dignité, et finalement à la vie, pour atteindre l'idéal d'une jouissance qui ne s'épuise pas dans la fulgurance de l'orgasme, mais les habite en permanence. L'homme renonce à l'éjaculation pour assurer une érection durable : il ne jouit donc qu'indirectement, du don de son organe ; il sera logique qu'il consente, et même acquiesce, à sa propre destruction.

Le théorème a donc ce corollaire : si la jouissance est une dimension en soi, elle a à voir par-dessus tout avec la mort. C'est la métaphore tauromachique suggérée par le titre japonais (La Corrida de l'amour), et qui renvoie à une convention bien établie, de Michel Leiris à Georges Bataille, voire à Junichiro Tanizaki. La critique ne manqua pas de saisir les perches tendues par le cinéaste, qui avait bien lu son Bataille (l'œuf « avalé » par le vagin, la « joie resplendissante » de la meurtrière) ; le film fut loué pour son exaltation de la conjonction entre éros et thanatos, et rapproché par exemple de cette réplique de L'Âge d'or : « Quel bonheur que nous ayons tué nos enfants ! ». Il aurait peut-être fallu aller, par-delà ces effets d'époque, jusqu'au mythe de Tristan et Isolde dans sa variante wagnérienne, inspirée par Schopenhauer (le désir est d'essence mortelle, la passion amoureuse n'est qu'une essentielle aliénation).

Peu de films ont montré l'acte sexuel de manière aussi froide que celui-ci, qui s'évertue à décevoir les amateurs de porno : les pénétrations ne sont guère montrées (et sans doute pas réalisées, sauf celle de l'œuf dans une vulve filmée frontalement), les fellations ressemblent à des baisers amoureux ; le sexe de l'homme, d'une saisissante couleur violette, n'a rien de celui d'un « hardeur » ; bien des films ultérieurs iront plus loin dans le réalisme. C'est que, pour Oshima, l'essentiel de l'acte sexuel n'est pas dans le contact des organes, mais dans la parole et le regard que suscite ce contact. Si Sada désire garder le sexe de son amant dans son vagin, c'est moins pour le sentir que pour le dire, et s'ils forniquent sans cesse, c'est en espérant que les portes une fois encore vont coulisser, pour que de nouveaux témoins les regardent.

Comme Masumura ou Yoshida, Oshima avait voulu amener sur l'écran ce que les récits de passion de Mizoguchi n'avaient pu montrer. Il n'alla jamais plus loin que dans ce film, dont le caractère théorique est indépassable. Sa carrière n'en fut pas stoppée mais sembla, après le prix de la mise en scène décerné à L'Empire de la passion en 1978, ne faire que descendre ; quant à l'actrice, bannie des studios, elle termina la sienne misérablement, dans un cabaret où elle rejouait, indéfiniment, « celle qui avait été Sada ».

— Jacques AUMONT

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales

Classification

Autres références

  • OSHIMA NAGISA (1932-2013)

    • Écrit par
    • 1 879 mots
    • 2 médias
    ...Une petite sœur pour l'été (1972), Oshima Nagisa reste quatre ans à l'écart des studios de cinéma, tout en travaillant régulièrement pour la télévision. Il pense en avoir fini avec les problèmes du Japon qui, par ailleurs, connaît une grave crise de son industrie cinématographique.