L'EMPIRE GRÉCO-ROMAIN (P. Veyne)
Les lecteurs familiers de l'historien de l'Antiquité Paul Veyne ne s'attendent pas à un exposé sagement chronologique, structuré par les prérequis d'une histoire positiviste. Poursuivant sa « sociologie historique », l'auteur présente, avec L'Empire gréco-romain (coll. Des travaux, Seuil, Paris, 2005), une série d'essais qui, de l'Athènes classique au Moyen Âge byzantin, déborde largement la chronologie de l'Empire romain (27 av. J.-C.-476 apr. J.-C.). Cette ouverture reflète la question centrale de l'ouvrage, énoncée par son titre : l'Empire de Rome, mondial à l'échelle de l'Antiquité, affirma à la fois son identité, sa légitimité et son universalité comme modèle de civilisation en associant la culture grecque au pouvoir romain. L'idée n'est pas neuve ; Paul Veyne lui-même revient sur sa thèse d'une imprégnation précoce, profonde et en deux phases de Rome par l'hellénisme. Mais le « bilinguisme culturel » et l'idée d'une acculturation romaine, désormais vulgarisés, sont vus ici comme symptômes et facteurs d'une mondialisation à l'échelle de l'Antiquité. L'enquête de l'historien sur le paradigme antique laisse constamment affleurer une méditation sur les modes de changement culturel et politique par lesquels un groupe social s'adapte à un univers en expansion et sur les « plissements géologiques de l'histoire » marquant l'apparition d'un nouveau modèle social.
L'ouvrage est construit en crescendo, des cadres fondamentaux de la vie collective aux grands changements de l'Antiquité tardive et à l'extinction des signes culturels propres à l'Empire (spectacles, religion, arts plastiques). La fonction impériale bénéficiant d'une délégation fictive de la souveraineté populaire, elle tend, faute de Constitution, à évoluer vers l'autocratie militaire, le sultanisme et des formes hyperboliques de célébration, tel le culte impérial (chapitre i). Univers hiérarchisé d'un « militantisme politique », la cité antique imposait son droit de regard sur la vie privée, subordonnant en toute chose les individus à la collectivité civique (chapitre ii). Vu le faible niveau de production de l'économie romaine, la « classe moyenne » y était étroite, mais existait, se révélant capable, à l'occasion, de constituer une opinion publique (chapitre iii). En dépit de l'accoutumance au pouvoir romain, de la collaboration des notables et de l'adhésion commune au principe monarchique, l'opposition des Grecs à Rome est plus qu'une pose de rhéteurs jusqu'à la seconde moitié du iiie siècle, et traduit une position d'irréductibles allogènes dans l'Empire (chapitre iv). Le monde de Palmyre illustre la complexité des phénomènes d'acculturation : romanité et hellénisme entrent en réaction avec la culture araméenne et les populations arabes du désert de Syrie ; l'art palmyrénien n'est pas un art de l'absolu trahissant l'émergence d'une nouvelle spiritualité, mais un système de conventions (chapitres v et vi). L'art antique n'a pas pour objectif la propagande ; il doit être restitué à son contexte de cérémoniaux et à la célébration du charisme impérial (chapitre vii). La piété et le ritualisme religieux pouvaient être intériorisés, mais la morale restait affaire collective, le « parti virtuel » des croyants l'emportant toujours sur celui des indifférents au sein de la société impériale (chapitre viii). L'extinction des spectacles de gladiateurs, progressive, résulte à la fois d'une timide politique impériale de limitations locales et d'une évolution de la sensibilité (chapitre ix). L'attitude de Plutarque à l'égard des présages disqualifie toute dichotomie[...]
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Écrit par
- Pierre CORDIER : professeur d'histoire romaine à l'université de Toulouse-II-Le Mirail
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