L'ENCRE DE LA MÉLANCOLIE (J. Starobinski) Fiche de lecture
Art et mélancolie
Les cinq autres chapitres du livre ordonnent des essais parus en revues de 1962 à 2008 : une « anatomie de la mélancolie » est tout d'abord mise en lumière à partir du rire de Démocrite, initiateur de la voix satirique, et de l'indispensable Anatomie de la mélancolie de Robert Burton (1621) ainsi qu'à travers certains personnages (le Jacques de Shakespeare dans Comme il vous plaira) ou artistes (Van Gogh) qui en révèlent la bipolarité complexe (à la fois masque et satire, grotesque et utopie). Si le troisième chapitre tire « la leçon de la nostalgie » en explorant la découverte progressive de ses multiples langages (acoustiques, socio-affectifs, musicaux, littéraires) ainsi que de ses motifs (mal du pays, enfance perdue), le quatrième chapitre réfléchit sur « le salut pour l'ironie » dans les contes merveilleux du xviiie siècle, le théâtre de Carlo Gozzi, la Princesse Brambilla d'E.T.A. Hoffmann ou les pseudonymes de Kierkegaard : la bouffonnerie transcendantale permet de surmonter l'esprit de sérieux, de même que le masque cache et sauve le vrai nom. Le chapitre cinq, « Rêve et immortalité mélancolique », analyse le spleen baudelairien (où le mal est en même temps remède) en rappelant que l'ordre prosodique (rimes, sonnet) supplante le désordre mélancolique et en interrogeant le regard pétrifiant des statues chez Baudelaire, Nerval ou De Chirico. Le dernier chapitre, qui donne son titre à l'essai, approfondit la question paradoxale de la mélancolie, faite tout à la fois de ténèbres et d'éclat, chez Don Quichotte, chevalier errant, figure délirante et héroïque hautement emblématique de la modernité, ou encore chez Mme de Staël, Jouve, Caillois, Du Bellay et Charles d'Orléans, où elle transforme « l'impossibilité de vivre en possibilité de dire ».
Comme un roman noir et encyclopédique dont la mélancolie serait l'héroïne mystérieuse, cette enquête au long cours donne à lire une pensée en mouvement qui sonde l'encre noire des savants, des philosophes, des écrivains ou des artistes, sans séparer les maux des mots, le corps de l'âme, la médecine de la littérature ou de la philosophie. Essayiste humaniste, Jean Starobinski met en perspective les tribulations de la pensée occidentale. Tour à tour, celle-ci aura vu dans la mélancolie, une cause surnaturelle, une punition divine, une humeur du corps, un maléfice, un remède, un état dépressif, un pouvoir satirique, une psychose maniaco-dépressive ou un fondement de l'art.
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Yves LECLAIR : professeur agrégé, docteur en littérature française, écrivain
Classification