L'ENFER DE LA BIBLIOTHÈQUE, EROS AU SECRET (exposition)
Bienvenue dans l'enfer des plaisirs semblait dire le grand X rose déployé sur toute la hauteur de l'une des tours de la Bibliothèque nationale de France à Tolbiac. Au-dedans, une docte exposition, due à Marie-Françoise Quignard et Raymond-Josué Seckel, présentant des collections à haute valeur patrimoniale, mais consacrées au sexe. Elle attira 81 500 visiteurs durant l'hiver de 2007-2008, tandis que les ventes du catalogue dépassaient les 14 000 exemplaires. Comment les mille et une ardeurs sexuelles et la marée des livres pornographiques sont-elles devenues dignes d'être exposées ?
Le procureur qui, en 1947, requit la condamnation de Boris Vian (alias Vernon Sullivan), et de ses éditeurs pour le roman J'irai cracher sur vos tombes, croyait pouvoir donner la recette du roman noir : « Il n'est pas très difficile d'écrire un roman noir : c'est un tour de main, une simple recette de cuisine […]. Vous prenez un nègre. Vous y ajoutez quelques filles, en nombre variable, des gangsters blancs, trafiquants, souteneurs, un nombre raisonnable de policiers, des colts, des mitraillettes et quelques “Cadillac”. Vous assaisonnez le tout par quelques scènes de viol, de meurtre, de sadisme, à discrétion. Vous arrosez le tout de whisky. Il faut du whisky, beaucoup de whisky ». La production érotique ou pornographique manie des ingrédients proches de ceux que dénonce le procureur, en la pimentant cette fois de noirs desseins, d'alcôves plutôt que d'alcool, de filles, de viols, de domination, de soumission, de « sadisme » à discrétion. Comment, dans cette exposition, est-elle rendue inoffensive si ce n'est recommandable (sauf aux moins de 16 ans, auxquels elle était interdite) ? Il est une recette à laquelle le procureur de Boris Vian n'a pas songé, une recette vieille comme le monde : le temps. C'est par son action que les livres, les photographies, les gravures présentés dans cette exposition ont pu devenir, la force du scandale et la provocation de la représentation s'étant émoussés, des objets patrimoniaux. Plus de trois cents d'entre eux étaient ici exposés.
Les livres licencieux furent d'abord classés avec les romans, considérés sous l'Ancien Régime comme un sous-genre, et répertoriés sous la cote Y2. L'image libertine accompagne un texte qui ne l'est pas moins. Produite souvent par des artistes anonymes, elle peut être le fait d'artistes reconnus : Jules Romain, Titien, Raphaël, les Carrache campent crûment les amours des dieux. Les livres marqués d'une cote de réprobation ne sont pas plus de cinquante à la veille de la Révolution. Parmi ceux-ci, Thérèse philosophe, attribué au marquis d'Argens, paru anonymement en 1748, interdit jusqu'en 1956, Félicia ou mes fredaines, anonyme d'Andréa de Nerciat paru en 1755, interdit jusqu'en 1965, ou encore ErotikaBiblion, de Mirabeau, Histoire de Dom B., portier des chartreux, de Gervaise de Latouche, pour ne citer que quelques titres, tous parus sous des adresses fictives (« à Rome, de l'imprimerie du Vatican »), dont la fortune commerciale fut durable, et qui méritèrent parfois le qualificatif de livres philosophes, tant ils contribuèrent, à leur manière, à l'esprit libre des Lumières. C'était avant que n'arrive Sade. Irréductible à tout autre, « le plus célèbre et le moins lu de tous les résidents de l'Enfer », comme le souligne Annie Lebrun, se distingue par son projet radicalement hérétique de « négation systématique de la morale », lui qui « affirme dans sa toute-puissance un désir essentiellement criminel ».
L'Enfer est créé sous la monarchie de Juillet. La liberté renaissante rend plus perceptibles les restrictions, revendiquées et non plus déniées. À la fin des années 1830, il compte 150 livres, 330 en 1865, 620[...]
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Écrit par
- Martine POULAIN : conservatrice générale des bibliothèques, directrice de la bibliothèque de l'Institut national d'histoire de l'art
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