L'ENNEMI AMÉRICAIN (P. Roger) Fiche de lecture
Dans La Prairie américaine de James Fenimore Cooper, en 1827, on débat volontiers d'histoire naturelle : Bas-de-Cuir se gausse de l'ignorance d'un docte pédant, pour lui préférer la science pratique de son chien. Invoque-t-on Buffon ? Dans sa simplicité qui est une forme de lucidité, le trappeur légendaire n'entend d'ailleurs que « bouffon ». Philippe Roger n'évoque pas, dans L'Ennemi américain (Seuil, 2002), ce roman classique américain, mais sa « Généalogie de l'antiaméricanisme français », sous-titre de l'ouvrage, l'éclaire utilement : on y découvre en effet comment le naturaliste, en dépit de Jefferson, contribue à la critique qui prétend dénier à l'Amérique, réputée dégénérée, jusqu'à la grandeur de son règne animal. Longtemps après, Paul Claudel ira ainsi répétant que les chiens n'y aboient pas…
C'est l'intérêt de l'approche choisie par Philippe Roger : la longue durée permet de remonter des clichés actuels jusqu'à « l'anti-Amérique des Lumières ». L'auteur nous fait découvrir l'envers du philoaméricanisme de la guerre d'Indépendance : « Le symbole de La Fayette sert de “cache”, en amont, à un demi-siècle de dénigrement de l'Amérique et, en aval, à une fin de siècle où la France et l'Amérique […] s'enfoncent dans le “grand schisme”. » La généalogie se veut donc démystification. Ce n'est pas un hasard si l'ouvrage de ce dix-huitiémiste est novateur lorsqu'il aborde cette époque.
De même, l'érudite attention à l'histoire du discours n'a rien de surprenant chez ce spécialiste de Roland Barthes. Toutefois, avec l'antiaméricanisme, il s'agit de discours plus que d'histoire : « L'aléa de l'événement a pu jouer un grand rôle dans les premiers temps de sa formation […], dans le cas de la guerre de Sécession et de la guerre hispano-américaine de 1898. Très vite cependant l'épais matelassage de discours et de représentations dont s'est doté l'antiaméricanisme français lui a permis d'absorber les chocs extérieurs sans dévier de sa trajectoire. »
Philippe Roger s'attache donc à la continuité : il ironise d'emblée sur l'illusion d'une « conversion de l'intelligentsia » pendant les années 1980, que reflétait l'ouvrage collectif L'Amérique dans les têtes. L'antiaméricanisme perdure – d'ailleurs, il n'innoverait pas plus qu'il ne s'efface : « Tous ces “plis” de discours sont pris avant 1950 et l'antiaméricanisme de la seconde moitié du xxe siècle n'est guère que la chute d'un drapé séculaire. » Aussi le travail du généalogiste, pour effacer pareils préjugés, revient-il à nettoyer des « écuries d'Augias » (John Adams) – encore s'agit-il d'un « travail de Sisyphe bien plutôt que d'Hercule ».
Si la circulation des thèmes à travers le temps est remarquable (du Yankee à la Métropolis, de la « tyrannie de la majorité » à l'« abstraction américaine »), il n'en reste pas moins que certaines périodes sont particulièrement fécondes en attaques contre « l'ennemi américain » – les historiens les connaissent bien, du « crescendo de la fin des années 1920 », avec Les Scènes de la vie future de Georges Duhamel ou Le Cancer américain de Robert Aron et Arnaud Dandieu, aux belles heures de la guerre froide – et, sans aller jusqu'aux publications communistes, Sartre illustre bien ce « parti pris des clercs » : « L'Amérique a la rage », s'indigne-t-il pendant le maccarthysme.
Cette riche synthèse s'inscrit donc dans une tradition historiographique franco-américaine qui s'attache au discours antiaméricain[...]
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Écrit par
- Éric FASSIN : professeur agrégé, École normale supérieure, sociologue, chercheur au Laboratoire de sciences sociales (ENS-EHESS) et au GTMS (EHESS-CNRS)