L'ENVERS DE L'HISTOIRE CONTEMPORAINE, Honoré de Balzac Fiche de lecture
L'occulte et le merveilleux
En choisissant pour titre L'Envers de l'histoire contemporaine et non Les Frères de la Consolation, Balzac infléchit le sens de son roman. Quand il parvient au terme de celui-ci, son projet n'est plus tant de « montrer la charité, la religion agissant sur Paris, à la manière du Médecin de campagne sur son canton » et de faire l'apologie de la vertu que de révéler une des puissances occultes qui régentent la capitale : « En commençant les Scènes de la vie parisienne par les Treize, l'auteur se promettait bien de les terminer par la même idée, celle de l'association faite au profit de la charité comme l'autre au profit du plaisir. »
Si les objectifs diffèrent, l'exercice du pouvoir souterrain s'avère dans les deux cas assez semblable. Godefroy enquêtant sur la famille Bernard rappelle Henri de Marsay cherchant à percer les secrets de la fille aux yeux d'or. D'ailleurs, la chambre féerique de Vanda n'est pas sans évoquer le boudoir de Paquita. Quant aux habitants de la rue Chanoinesse, ils ne sont pas de tranquilles dévots, mais des aventuriers qui ont été soumis aux turbulences de l'histoire. L'extrême simplicité de leur vie ne les empêche pas de disposer d'une fortune immense que le banquier Mongenod gère avec le même soin que Vautrin apportait au trésor des bagnards. Enfin, c'est durant son séjour en prison que Madame de la Chanterie a conçu l'idée d'une société de charité.
Toutefois, cet ultime roman, dont tous les personnages principaux apparaissent pour la première fois, possède une tonalité qui tranche singulièrement avec celle des œuvres antérieures. Le Paris que Balzac met ici en scène est entièrement inédit. Les hôtels du faubourg Saint-Germain s'effacent devant les bâtisses séculaires de l'île de la Cité ; l'activité tapageuse de Notre-Dame-de-Lorette fait place au calme campagnard de Notre-Dame-des-Champs. De plus, au cœur de ce nouveau réel surgit un certain merveilleux : la chambre de Vanda, oasis de luxe au milieu d'un sordide galetas ; les spectaculaires symptômes de sa maladie, où l'auteur voit les effets de la plique polonaise et où nous verrions plutôt ceux de l'hystérie ; le mystérieux docteur Halpersohn, lui-même annonciateur de Charcot, sinon de Freud ou de Lacan, qui fut sensible au roman ; Madame de la Chanterie enfin, sur qui ni les ans ni les épreuves ne semblent avoir de prise et qui a peut-être déjà gagné une de ces sphères supra-humaines dans lesquelles Balzac spiritualiste croyait tant : « Cette dame était évidemment une personne de l'autre siècle, pour ne pas dire de l'autre monde. » Alors que dans ses trois précédents romans, Balzac avait fait tragiquement périr ses héros, confirmé le triomphe de la cupidité, de la luxure et du cynisme, peint le monde dans une noirceur totale, voilà que dans cette œuvre « si pure, si évangélique » il offre un happy end et dessine cette « longue trace lumineuse où brille le bleu de l'éther » que Godefroy aperçoit en entrant rue Chanoinesse. Mais peut-être l'écrivain était-il parvenu au-delà de La Comédie humaine ?
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Écrit par
- Philippe DULAC : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure
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