L'ENVERS DU VISIBLE. ESSAI SUR L'OMBRE (M. Milner)
Apparemment, quoi de plus simple que de définir l'ombre ! Au gré d'un parcours quasi encyclopédique qui embrasse textes antiques, textes sacrés, théologie, mystique, philosophie, esthétique, littérature, pratiques et théories picturales, jeux optiques, Max Milner montre, avec L'Envers du visible (Seuil, Paris, 2005) qu'il ne faut pas se fier aux apparences. Rien n'est plus difficile à saisir que cette réalité incertaine et mouvante, qui fascine et inquiète. D'où la nécessité de la traquer dans le vaste ensemble des discours et des représentations qu'elle génère : verbaux, picturaux ou photographiques. Pourtant, Max Milner ne se propose pas d'en donner, à la façon de Victor Stoichita (Brève Histoire de l'ombre, Droz, Genève, 2000) une histoire. Selon sa formule, son livre se veut « une série de prélèvements », révélateur pourtant d'une importante présence, d'un statut changeant, d'appréhensions nouvelles et d'imaginaires en mutation.
D'abord il convient de définir les mots. Quelle différence, par exemple, entre ombre et ténèbres ? L'ombre existe-t-elle en soi, ou grâce à un objet que vient frapper la lumière ? Cette enquête sémantique et phénoménologique permet une analyse du mythe de la caverne de Platon, puis une interrogation sur la place de l'ombre dans la Bible, la représentation de Dieu et l'émotion mystique. Dieu est ainsi lumière et nuée. Il existe un balancement entre lumière et ténèbres et un abandon à l'ombre cher aux mystiques dans leur quête de Dieu.
Pourtant l'ombre effraie. Elle est ressentie comme un élément négatif, mystérieux et trompeur, simple privation de la lumière, avant d'acquérir une créativité. Elle devient alors source de formes au même titre que les couleurs. En peinture, le sfumato fait d'elle un effacement progressif de la lumière. On l'analyse – Athanase Kirchner, entre autres – comme une des preuves de la perfection et de la bonté divines. N'est-elle pas lieu de repos pour l'homme et facteur de mesure et de modération ?
Au tournant du xvie siècle, lors de la « révolution caravagesque », l'ombre est percée par l'éclat de la lumière, selon un symbolisme qui n'est ni simple ni évident. S'agit-il ici d'une peinture optimiste montrant l'irruption de la grâce dans le monde du péché ? Ou bien, lumière et ombre confondues ne traduiraient-elles pas ici une appréhension d'un monde dramatique et l'inquiétude née de l'énigme d'une telle réalité ? Il y a sans doute superposition de significations, sans oublier qu'à cette époque l'homme voit disparaître sa position centrale dans l'Univers. La lumière, ainsi mise en scène, donne du relief aux corps, selon une leçon que les « ténébristes » espagnols n'oublieront pas.
On se souvient rarement que les « Lumières de la raison » et de la philosophie possèdent aussi leurs zones d'ombre. Rappelons une fascination certaine pour la cécité (Diderot), les ombres colorées (Buffon), la nuit urbaine (Rétif de la Bretonne), les cauchemars (Füssli), l'exploration des ténèbres de l'âme et les errements de la raison (Goya). Ce qui permet d'avancer l'hypothèse d'un désir d'ombre qui hanterait le xviiie siècle pour s'épanouir au xixe siècle, comme le montre l'importance accordée à la nuit par Novalis et Victor Hugo, poète, penseur et dessinateur. L'obscurité change de sens : dans les Hymnes à la nuit, elle permet chez Novalis une érotisation de la mort, et la découverte d'une créativité nouvelle – symbolique et poétique – de l'ombre. Chez Hugo, le noir est scruté avant qu'il ne soit doté d'un regard et d'une parole. Tout ici se renverse. Seul subsiste le rôle de l'ombre comme lieu d'expérimentation poétique et[...]
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Écrit par
- Jean Marie GOULEMOT : professeur émérite de l'université de Tours, Institut universitaire de France
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