L'ESPACE INTÉRIEUR (J.-L. Chrétien) Fiche de lecture
« Marcher dans l’image »
Mais c’est incontestablement dans son premier commentaire d’Origène, auquel est consacré le deuxième chapitre du livre, que le philosophe présente le champ de son investigation dans toute son intensité. Penseur majeur de l’Antiquité chrétienne, « redécouvert » au siècle dernier, notamment par le truchement du cardinal de Lubac, Origène accorda dans plusieurs de ses Homélies une importance centrale à la production des images destinées à rendre compte de l’intériorité. Jean-Louis Chrétien développe une analyse de haute tenue autour des différentes images que nous nous formons, images d’une grande variété qui touchent à la fois le terrestre et le céleste, le divin et le satanique – ce dernier n’étant « rien d’autre que la colère, l’avarice, la ruse, l’orgueil, les gloires séculières », qu’il importe pour Origène de rejeter au plus vite de sa maison. Jean-Louis Chrétien relie cette pensée à une tradition de longue durée et évoque ainsi Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde comme un rejeton lointain et sans doute inconscient de que le père de l’Église déterminait comme des images tyranniques formées par l’objet de mon désir. Selon Origène, l’examen de conscience et la purification par l’ascèse forment « le rétablissement dans la clarté de l’image que je suis du céleste ».C’est ce qui s’appelle « marcher dans l’image », et l’on ne saurait trop conseiller la lecture de ces pages aux amateurs de peinture, de cinéma et d’esthétique. Le travail de l’enquêteur se poursuit chez saint Ambroise et saint Augustin, mais aussi chez Dante et Montaigne , tout comme l’image de la chambre se prolonge d’abord dans la cellule monacale, puis au sein de lieux de réclusion choisis, comme la bibliothèque, à l’orée de la modernité.
La deuxième partie du livre s’attache à l’image du temple intérieur, dans une tradition qui s’installe en Occident de la Bible à saint Augustin. On lira avec profit la suite de l’enquête jusqu’au dépeuplement relatif du temple chez Rousseau et Kant : la très belle mise en perspective du propos autour de la question de la religion naturelle (voir « La Profession de foi d’un vicaire savoyard », Émile, IV, et La Religion dans les limites de la simple raison) trouve d’évidence une forme de résolution paradoxale avec l’expression « culte du cœur », commune à Rousseau et à Kant.
La troisième et dernière partie, intitulée « Demeures de l’âme (maison, château, appartements) » nous fait quitter le singulier de la chambre et du temple pour des demeures plurielles où le sens n’est plus aussi univoquement défini par une relation somme toute rassurante à la Bible et à la méditation patristique. À la suite du Bachelard de Poétique de l’espace, Jean-Louis Chrétien pense l’acte d’habiter comme fondateur et le relie à la naissance de la notion de maison. De Dostoïevski au Huysmans d’À rebours, en passant par Kierkegaard, Thérèse d’Avila, Keats, Baudelaire, Freud et Nietzsche, c’est tout le déploiement d’une intériorité désormais liée à un processus d’intériorisation qui donne à lire l’hospitalité de la pensée au réel. L’espace règne.
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Écrit par
- Marc CERISUELO : professeur d'études cinématographiques et d'esthétique à l'université de Paris-Est-Marne-la-Vallée