Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

L'ESPÈCE HUMAINE, Robert Antelme Fiche de lecture

« Le règne de l'homme ne cesse pas »

Dans son impressionnante simplicité, L’Espèce humaine contient deux affirmations, liées mais distinctes, qui ne cesseront d'être martelées tout au long du livre : ni monstres ni bêtes, tous les protagonistes, SS, kapos, détenus politiques et de droit commun, « copains » et transfuges, civils complices et compatissants, appartiennent bien à une même espèce ; l'espèce en question est l'humanité, et nul n'est en mesure de remettre en cause cette appartenance (le SS « peut tuer un homme mais il ne peut le changer en autre chose »). Cette double déclaration est la leçon concrète tirée de l'expérience de ces longs mois de détention. Si le récit s'achève avec la défaite militaire des nazis, leur échec philosophique advient dès le début et ne cesse de se creuser. En les réduisant en esclavage, en les condamnant à n'être que des corps souffrants, en en faisant des déchets pour s'autoriser à ne voir en eux que des déchets, les nazis, dans leur entreprise de néantisation (« il ne faut pas que tu sois »), n'auront réussi qu'à affirmer plus fortement encore l'humanité de leurs victimes : « Vous avez refait l'unité de l'homme. » Dans la résistance à la mort programmée (« Nous sommes tous […] ici pour mourir. C'est l'objectif que les SS ont choisi pour nous ») comme dans la mort elle-même (par laquelle il s'en libère), le détenu échappe au SS : « Vous êtes mystifiés comme personne, et par nous, qui vous menons au bout de votre erreur. »

Ce refus obstiné de la déshumanisation se traduit notamment, dans le livre, par un souci permanent d'individualisation. À Gandersheim, les SS, nommés significativement « les dieux », sont finalement assez peu visibles, laissant aux prises les détenus et les kapos. Encore cette distinction est-elle trop grossière. C'est en réalité une population aux statuts complexes et fluctuants qui offre à l'auteur l'occasion de nombreux portraits. Parmi les « copains », Jacques l'étudiant en médecine, Gilbert l'interprète qui s'efforce de protéger ses compagnons d'infortune, René qui écrit son journal, l'évangéliste allemand, Gaston Riby le professeur… En face, les kapos, pour la plupart des Allemands détenus de droit commun : Ernst le gros édenté, Fritz sa cravache à la main, Paul le « seigneur du commando », Lucien le Polonais ayant vécu en France… Entre les deux s’étend cette « zone grise », dont parle Primo Levi dans Si c'est un hommepublié la même année, une cohorte de personnages intermédiaires au-dessus des détenus ordinaires et entretenant avec les SS et les kapos des relations plus ou moins privilégiées : le Roumain qui lave leur linge, Charlot l'ancien de la Gestapo, Félix le trafiquant… Et il faut encore compter avec les civils, les uns assistants des bourreaux comme les Meister de l'usine (Bortlick, « pieds-plats »…) ou le « petit con » nazi, d'autres solidaires (la femme qui offre du pain à l'usine, le Rhénan, la femme tchèque qui donne à manger dans une gare…).

Comme le rappelle Robert Antelme dans son avant-propos, Gandersheim n'est pas un camp d'extermination, ni même à proprement parler un camp de concentration, mais un Kommando, c'est-à-dire un camp de travail (même si ce travail est absurde et vise moins à produire qu'à tuer). Ses dimensions réduites « entraînaient le contact étroit et permanent entre les détenus et l'appareil directeur », influant sur l'expérience vécue et retranscrite. Aussi ses occupants font-ils l'objet d'une étudeprécise des comportements et des rapports de force de la part de l'auteur. Celui-ci, affamé et malade, n'en demeure pas moins un intellectuel engagé (il adhérera un temps au Parti[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

Classification

Autres références

  • SHOAH LITTÉRATURE DE LA

    • Écrit par
    • 12 469 mots
    • 15 médias
    ...1969). Il n'y a donc pas de limite non plus à sa résistance, qui tire sa force de ce paradoxe : une singularité individuelle liée de façon indissoluble à cette « figure à peu de choses près collective et anonyme » et qui s'obstine dans sa « revendication presque biologique d'appartenance à l'espèce humaine...
  • LITTÉRATURE FRANÇAISE DU XXe SIÈCLE

    • Écrit par
    • 7 278 mots
    • 13 médias
    Mais la Seconde Guerre mondiale a plus gravement touché aux fondements mêmes de l’humanisme, comme le montreL’Espèce humaine de Robert Antelme (1917-1990), publié en 1947. Ce témoignage bouleversant de sa déportation à Buchenwald interroge ce qui peut rester d’humain dans des conditions aussi...
  • SI C'EST UN HOMME, Primo Levi - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 105 mots
    • 1 média
    ...durée suspendue. La très grande crainte de Levi de n'être pas compris ou entendu trouvera un écho profond dans Les Naufragés et les rescapés (1986). Vis-à-vis de la question de l'incommunicabilité, le volume contemporain de Robert Antelme, L'Espèce humaine (1947), affirme davantage la conservation...