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L'ÉTRANGER, Albert Camus Fiche de lecture

Roman de l'absurde ?

La première partie du roman présente des faits relatés au jour le jour par Meursault, narrateur scrupuleux, mais « sans conscience apparente » et qui parle de lui comme s'il s'agissait d'un autre. À son procès, le personnage éprouvera d'ailleurs le sentiment qu'on parle d'un autre. La seconde partie, plus âpre, dont Meursault est toujours le narrateur, montre en un récit continu comment des magistrats de mauvaise foi imposent à ces faits un sens arbitraire. Les gestes les plus insignifiants et les témoignages de ses amis ayant été retournés contre lui, l'acte irréfléchi de Meursault se transforme en manifestation de monstruosité. Il suffirait que « l'étranger » manifeste une affection rétrospective envers sa mère, qu'il fournisse un mobile acceptable pour son crime et les marques d'un repentir, qu'il travestisse ou exagère ses sentiments pour obtenir les circonstances atténuantes. Qu'il accepte de jouer le jeu des conventions sociales et il sauverait sa tête. Pourtant, il résiste, persiste : on ne lui fera pas dire ce qu'il ne pense pas. Tout au long du récit, Meursault s'efforce, en effet, d'énoncer ce qu'il sait ou ressent, rien de plus, rien de moins. Quand il n'a rien à dire, il se tait. Son parler vrai, qui est un souci presque maniaque du mot juste, lui aliène l'appareil judiciaire. Son refus du mensonge fait de l'antihéros algérois un « martyr » (P. G. Castex) qui assume jusqu'au bout sa conception de la vérité.

Tout au long du récit, le personnage de Meursault garde une fascinante opacité. Le narrateur ne définit pas son étrangeté. Le lecteur est amené à en donner une acception morale et sociale, non ethnologique ou politique. Meursault est étranger, il n'est pas un étranger ; il est marginal plus qu'asocial. Sa différence naît de son indifférence aux normes, auxquelles pourtant il se plie. Il mène apparemment la vie banale d'un petit-bourgeois. Il n'a pas de famille, pas de responsabilités, pas de problèmes. Il ignore l'ambition, la haine, la jalousie, c'est-à-dire les désirs les plus liés à l'autre. Ses rapports avec ses semblables – collègues, voisins ou compagne – restent superficiels ou convenus. Il vit selon la nature, non selon un code. Les besoins physiques, chez lui, prévalent sur les sentiments. Il a faim, soif, sommeil. Il fuit tout ce qui pourrait lui procurer du déplaisir ou de la souffrance. Exilé au milieu des hommes, il se montre, dans la première partie du roman, passif, routinier. Il s'ennuie, d'un ennui moderne, signe d'un « individualisme nihiliste » (René Girard) à la fois inadmissible et inintelligible.

Meursault n'éprouve aucune animosité à l'égard des Arabes, il vit dans un autre monde qu'eux. Car, dans cette Algérie des années 1940, la société coloniale juxtapose des communautés qui s'ignorent. La sentence capitale qui le frappe n'est pas conforme aux normes d'une Algérie française pour qui la vie d'un Français et d'un Arabe ne s'équivalent pas. Le récit rend manifeste que le meurtre sinon involontaire du moins non prémédité de l'Arabe est un prétexte. Le juge, figure du père, est ici le garant de l'ordre social, non de l'équité. La société, par son entremise, se débarrasse d'un bouc émissaire dont elle ressent la menace. Le meurtrier, pour Camus, est devenu la victime d'un meurtre légal.

Les critiques, dans les années 1940, ont souvent noté l'influence du roman américain sur L'Étranger, l'emploi très concerté de la première personne et du passé composé et la place des détails concrets. L'écriture est d'abord dépouillée, neutre et impartiale ; elle se charge d'images lyriques pour relater les circonstances du meurtre et garde ensuite une[...]

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Albert Camus - crédits : Kurt Hutton/ Getty Images

Albert Camus

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  • CAMUS ALBERT (1913-1960)

    • Écrit par
    • 2 953 mots
    • 1 média
    ...le fils se nomme devant sa mère et sa sœur pour que l'accumulation tragique des morts soit évitée ; les mots les plus simples auraient pu tout sauver. Que l'absurde soit ainsi lié à une perversion du langage, c'est aussi ce que traduit l'aventure de Meursault ; dénonçant la surenchère d'absurde que les...
  • CONSCIENCE (notions de base)

    • Écrit par
    • 2 718 mots
    Dans L’Étranger (1942), Albert Camus (1913-1960) exprime parfaitement la brutalité et la dimension subie de ce devenir conscient. Son héros, Meursault, qui mène une vie simple et est enfermé dans la spontanéité de ses sentiments, va voir son destin basculer le jour où, se croyant menacé sur une plage...