L'EXPÉRIENCE INTÉRIEURE, Georges Bataille Fiche de lecture
Une expérience des limites
Dans le prière d'insérer de l'édition de 1944, Bataille présente ainsi son projet : « Ne peut-on dégager de ses antécédents religieux la possibilité, demeurée ouverte, quoi qu'il semble, à l'incroyant, de l'expérience mystique ? la dégager de l'ascèse du dogme et de l'atmosphère des religions ? la dégager en un mot du mysticisme – au point de la lier à la nudité de l'ignorance ? » Ce que les religions nomment « expérience mystique », Bataille l'appelle « expérience intérieure », expérience débarrassée de tout projet, de toute finalité. Expérience, chez Bataille, signifie avant tout sortie hors de soi au péril de se perdre irrémédiablement. Expérience qui, si elle met en jeu la parole et la pensée, ne peut se réduire à elles – ce qui explique la méfiance de l'auteur à l'égard des surréalistes et de la poésie en général, dont il reconnaît cependant la puissance contestataire.
Les religions, fondamentalement sociales, comme le travail et la vie économique en général, cherchent à nous faire dépasser les limites de notre individualité, mais elles le font au nom d'un salut ou d'une totalité dont le système hégélien aura dit la vérité. C'est contre l'usage d'une négativité toujours au service d'une fin extérieure, voire transcendante, que Bataille porte le fer. La négativité ne se résume pas dans la production d'une œuvre réconciliatrice, car une part « sans emploi » (une « part maudite » pour reprendre le titre d'un de ses essais paru en 1949) échappe à tout asservissement. Au-delà de la maîtrise hégélienne, la « souveraineté » est la seule « autorité », la seule expérience, mais elle doit cependant, comme le souligne Maurice Blanchot que Bataille cite à plusieurs reprises, « s'expier ». Le savoir ne peut avoir le dernier mot, il reste servitude même lorsqu'il s'achève en « savoir absolu ». Faisant jouer Kierkegaard et surtout Nietzsche contre Hegel, Bataille s'efforce de pousser la dialectique jusqu'à ses limites : au bout du possible il découvre l'impossible, et le connu reconduit à l'inconnu. « Le non-savoir dénude. » Il mène à l'angoisse et celle-ci à l'extase : « L'angoisse est l'horreur du dénuement et l'instant vient où, dans l'audace, le dénuement est aimé, où je me donne au dénuement : il est alors la nudité qui extasie. » Le rire, l'ivresse, l'érotisme constituent trois figures de l'extase que l'auteur explore systématiquement et que l'on retrouve dans Madame Edwarda, roman écrit parallèlement à L'Expérience intérieure, même si ces formes de la souveraineté sont les plus connues des lecteurs, elles demeurent encore « mineures ». « Quand l'extrême est là, les moyens qui servent à l'atteindre n'y sont plus. » Pas d'arrêt possible, pas de sol fixe et assuré, ni de lieu où s'arrêter. Parler d'échec serait manquer le sens d'une expérience qui n'existe que dans son cheminement et dont les textes de la Somme athéologique sont le témoignage.
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Francis WYBRANDS : professeur de philosophie
Classification
Autres références
-
AUTOBIOGRAPHIE
- Écrit par Daniel OSTER
- 7 522 mots
- 5 médias
Nul mieux que Georges Bataille, en particulier dans L'Expérience intérieure (1943), n'aura décrit les paradoxes d'une expérience de l'indicible dont la logique conduirait au silence : « Mes yeux se sont ouverts, c'est vrai, mais il aurait fallu ne pas le dire, demeurer figé comme une bête. » De... -
BATAILLE GEORGES (1897-1962)
- Écrit par Francis MARMANDE
- 2 716 mots
Publiée en 1943, marquée par la rencontre de Maurice Blanchot, L'Expérience intérieure sera par la suite augmentée de Méthode de méditation (1947), du Coupable (1944), de L'Alleluiah (1947) et de Sur Nietzsche (1945), constituant ainsi le premier tome d'une Somme athéologique où...