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L'HERBE DES TALUS, Jacques Réda Fiche de lecture

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Le paradoxe de l'esthétique est bien connu : le naturel dans l'art. Il faut, c'est entendu, fuir l'artifice ; mais où trouver la nature, sinon chez les artistes ? La nature brute, totale, n'existe pas : nous y sommes, toujours et partout. Rien que de trivial là-dedans. Et pourtant, il faut des poètes pour s'en rendre compte. L'Herbe des talus (1984) n'est pas seulement un livre de poèmes. Jacques Réda (1929-2024) respecte quelques règles élémentaires, qui nous permettent d'affirmer qu'il y a plus de prose que de vers dans ce livre... Des multiples façons de l'aborder, on retiendra ici cet aspect prosaïque, et qu'il s'agit en quelque sorte de récits.

Une préhistoire du poème

Par exemple, L'Herbe des talus raconterait les bribes d'une préhistoire du poème. Le poème n'a pas à dire comment la parole et le réel se nouent et se dénouent : il est ce nœud, ou ce commencement de dénouement. Mais il n'aurait jamais existé sans échanges subtils de l'un à l'autre. Or le narrateur de L'Herbe des talus fait l'expérience, d'autant plus forte qu'elle est précoce, qu'il y a plus de réalité dans telle image, tel décor de théâtre, que dans tel paysage, telle ville habitée les yeux fermés. Figure errante, figure passante, il devient pour le lecteur l'analogue de ces autres véhicules de la méditation que privilégie l'auteur : la musique, le train... Un héros si singulier qu'il touche à une impersonnalité supérieure, exemplaire. Il prend une dimension initiatique, à condition d'entendre par là ce que lui-même indique ironiquement à propos d'un séjour à Rome : une façon de se perdre et puis de se retrouver, sans plus.

Ce personnage, le narrateur, dont on pourrait craindre qu'il encombre, par son omniprésence, la voie de l'émotion, on voudrait le soustraire au type de critique que Jacques Borel adressa à Léon-Paul Fargue (Passé et solitude dans l'œuvre de Léon Paul Fargue, 1971), lui reprochant « quelque chose d'épars, de fragmentaire, on n'ose dire d'inachevé, et plus une timide nostalgie d'une enfance perdue que son dévoilement ». Mais le poète préfère un état des choses à leur illusoire restitution. Il maintient donc l'exacte distance qui fait de lui le contemporain de son propre passé. Prose à coup sûr, mais prose de poète, celle où s'évanouit le souci de biographie, où l'authenticité dépasse évidemment l'opposition du réel et du fictif – où l'on voit par exemple le Ventoux respirer. Sans doute risque-t-elle toujours le mot de trop : elle s'ajoute au poème ; elle frôle une possible complaisance. Mais justement elle n'y verse jamais.

Est-ce un hasard si L'Herbe des talus s'ouvre sur un « Tombeau de mon père » (la mort du père étant chez Fargue l'origine de « ce cancer presque monstrueux de la mémoire » que Borel lui attribue), mais avec assez d'humour pour s'affranchir de trop lourds héritages ? N'est-il pas vrai qu'il est troublant de vivre ? Quoi de plus difficile enfin que d'exhiber ce trouble ? Cela n'est permis qu'à un degré de communion, de réussite d'expression, qui est le fait indubitable de ce livre. Suit une évocation de l'enfance qui creuse en finesse le lent arrachement nécessaire au regard poétique : « À dix ans, j'étais déjà vieux. » D'intenses pages contemplatives, où le lecteur trouve une éternité, un infini tangibles, apparaîtront comme des pauses, des reflux, les résultantes de ce branle incessant qui nous détache de l'ornière – quitte, tel le blues, à la magnifier. Infini commun, au détour d'un chemin ; éternité vécue, un moment.

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