L'HOLOCAUSTE DANS LA VIE AMÉRICAINE (P. Novick)
Les touristes ne manquent pas de visiter à Washington le United States Holocaust Memorial Museum inauguré par le président Clinton en 1993. Ils sont immédiatement plongés dans l'une des tragédies les plus épouvantables du xxe siècle. Ce qu'ils ne savent pas toujours, c'est que d'autres musées américains sont consacrés à l'Holocauste. Il y a là de quoi surprendre. Le territoire des États-Unis n'a pas été occupé par les nazis. Les Juifs qui y étaient établis pendant la Seconde Guerre mondiale vivaient à l'abri des persécutions, loin des camps d'extermination. Les Américains d'aujourd'hui éprouveraient-ils un complexe de culpabilité pour n'avoir pas su, pas pu ou pas voulu empêcher le massacre de six millions de personnes, parmi lesquelles un million d'enfants ? Sont-ils, comme certains le murmurent, soumis, pieds et poings liés, aux volontés du lobby juif ? Les Juifs américains pratiquent-ils « la religion de la Shoah » ? Comment et pourquoi cet événement est-il devenu, avec la défense de l'État d'Israël, l'un des piliers de leur identité, et une « leçon de l'histoire » pour tout citoyen des États-Unis ?
Voilà les questions qui préoccupent Peter Novick dans son livre L'Holocauste dans la vie américaine (The Holocaust in American Life, Boston, 1999), traduit de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat (Gallimard, Paris, 2001). Cet historien américain enseigne à l'université de Chicago. Ses publications sont rares, mais nous le connaissons par son étude sur l'épuration en France. En analysant la place de l'Holocauste dans la vie américaine, il suscite la controverse et, pourtant, pose un problème qui mérite réflexion. La chronologie, en effet, provoque la surprise. Les années de guerre sont marquées par ce que David Wyman appelle « l'abandon des Juifs » (The Abandonment of the Jews, New York, 1984, traduit en français en 1987 chez Flammarion). Les États-Unis auraient pu faire davantage pour sauver les Juifs d'Europe et n'ont guère agi, au moins jusqu'au début de l'année 1944. Franklin Roosevelt avait fixé le but de guerre prioritaire : abattre l'Allemagne nazie, sans prendre garde que les Juifs auraient disparu avant que les Alliés ne remportent la victoire. Les Juifs américains n'ont pas été assez influents pour infléchir l'attitude du président des États-Unis.
La guerre finie, un silence pesant succède au fracas des armes. Les vainqueurs découvrent l'horreur des camps, les monceaux de cadavres, des survivants squelettiques et moribonds. Mais d'autres préoccupations surgissent. La guerre froide, l'antisémitisme dans les démocraties dites populaires accaparent très vite les esprits. Le mouvement sioniste convainc les grandes puissances qu'un État juif doit être créé. Plutôt que d'évoquer les victimes, le Juif souffrant, persécuté, assassiné, il vaut mieux alors célébrer le courage des combattants du ghetto de Varsovie, la détermination des pionniers qui bâtissent et défendent Israël, le Juif vigoureux, créatif, voire triomphant. Survient l'arrestation, puis le procès d'Adolf Eichmann en 1961. Hannah Arendt publie dans le New Yorker des articles qu'elle réunira sous le titre : Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1963). Elle est fort mal comprise. Les milieux juifs lui reprochent de peindre Eichmann sous les traits d'un homme ordinaire, d'un fonctionnaire obéissant qui ne se posait pas de questions. Et pourtant, n'était-ce pas le tableau le plus cruel, le plus dévastateur, le plus vrai de ces nazis sans états d'âme ?
Les deux piliers de l'identité juive sont ainsi érigés. D'un côté, la mémoire de l'Holocauste, et le mot, aux États-Unis, est désormais couramment employé ; de l'autre, la défense d'Israël.[...]
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Écrit par
- André KASPI : professeur d'histoire de l'Amérique du Nord à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
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