Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

L'HOMME À LA CAMÉRA, film de Dziga Vertov

Un manifeste avant-gardiste

Vers la fin de sa vie, alors que l'académisme l'avait emporté sur les écrans soviétiques, Vertov expliqua que L'Homme à la caméra – souvent critiqué en U.R.S.S. pour son supposé formalisme – avait été une expérience, destinée à éprouver les pouvoirs les plus élevés du cinéma, et non à constituer un modèle de film idéal. Déclaration prudente, mais qui dit une vérité de ce film sans égal, où l'expérimentation convoque en effet toutes les possibilités de faire un film qui ne soit pas un « ciné-drame ».

Le filmage de la ville – un composite de Moscou, Kiev et Odessa – est l'apothéose du ciné-œil, c'est-à-dire de la conjonction entre œil humain et œil mécanique. L'homme à la caméra est partout, il voit tout, jusqu'à l'indiscrétion. Une jeune femme revêtant ses dessous, une femme qui accouche, un couple qui divorce, une sans-logis qui dort sur un banc, des clochards passent sous son objectif fureteur au même titre que les ouvriers, les sportifs, les néo-bourgeois de la N.E.P. (Nouvelle Politique économique). C'est que le cinéaste a pour ambition de coïncider avec le monde qu'il montre, de se fondre en lui. Malgré sa bigarrure et ses contradictions, la société décrite est une société transparente au regard du cinéma, mais aussi au regard de tous, et c'est pourquoi les spectateurs, à la fin, seront si contents.

Vertov décrit une société idéale. Il la décrit pour la restituer à tous ses membres, pour organiser la circulation infinie des images ; mais il la décrit aussi pour aider à la changer, pour la rendre meilleure (plus communiste). Travailleur dans un monde de travailleurs, l'homme à la caméra ne cache pas ses présupposés ni ses préjugés. S'il voit mieux que d'autres, c'est qu'il dispose d'un outil, le cinéma, qui est lucide par nature : il voit tout, et il voit juste. Mais voir est une chose, montrer en est une autre, qui pour Vertov est synonyme de monter. Associations (éveil de la femme et éveil de la ville), comparaisons (bourgeoises et ouvrières), séquences narratives (le sauvetage), morceaux de pur rythme (l'enthousiasme au travail, l'énergie) : la virtuosité est époustouflante, un des sommets du montage dans tous ses états. En outre le style de Vertov n'a rien de sec, et ses vertigineuses suites de plans, si elles mobilisent l'intellect du spectateur, sollicitent immédiatement sa sensibilité. Les visages des hommes, des femmes, des enfants, les gestes, les coins de rues, les foules, sont saisis dans une matière visuelle chaleureuse.

Le film était produit avec, en tête, deux sortes de slogans. Les uns n'ont pas survécu : ce sont ceux qui ont trait à la vision « communiste » du monde social. Vertov pense critiquer les bourgeoises manucurées, glorifier les ouvrières dans leur usine, exalter la machine – mais aujourd'hui c'est l'horreur du travail répétitif qui frappe, et les machines paraissent oppressantes. Au contraire, le jeu effréné avec le cinéma, qui était l'autre détermination du film, continue de passionner. La scène « du temps arrêté », où le ruban de pellicule filmé en gros plan fige le film, avant de le faire repartir ; l'apothéose finale ; le jeu avec les apparitions en gros plan de l'objectif, les facéties et les chorégraphies de la caméra : tout cela nous dit, aujourd'hui comme hier, que le cinéma est une révolution du regard, et un jeu infiniment joyeux.

— Jacques AUMONT

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales

Classification

Autres références

  • CINÉMA (Aspects généraux) - Les théories du cinéma

    • Écrit par
    • 5 396 mots
    • 2 médias
    ...mouvement était très puissant en Union soviétique, où l'arriération de l'industrie conduisait à l'exaltation de la technique et de la poésie de la machine. Le héraut du futurisme dans la théorie et la pratique du cinéma sera Dziga Vertov (1895-1954). Il vient des actualités et développe une théorie qui correspond...