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L'HOMME DIFFICILE (H. von Hofmannsthal)

De Hugo von Hofmannsthal, né et mort à Vienne (1874-1929), nous avons longtemps eu en France une vue brouillée par sa collaboration avec Richard Strauss, son compatriote, pour lequel il écrivit notamment les livrets d'Elektra et du Chevalier à la rose. Mais l'œuvre de Hofmannsthal, très diverse, est loin de se réduire à cela, comme en témoigne la célèbre Lettre de lord Chandos. Il fut d'abord un poète, ami de Schnitzler, Stefan George, Walter Benjamin, Charles Du Bos... Célèbre très jeune, il renonce, dès la trentaine, à la poésie pour « ne pas s'alanguir dans le mysticisme ». Il est critique littéraire, traducteur-adaptateur (Molière, Goldoni), ce qui lui permet déjà de prendre en compte « l'altérité charnelle de l'autre ». Mais c'est essentiellement à l'écriture théâtrale qu'il se consacre, passant de tragédies à l'antique par le sujet ou la manière à des drames symbolistes ou baroques, pour penser enfin qu'« après la guerre, il faut écrire des comédies ». La hantise de la mort, un pessimisme de toujours entretenu par l'air du temps et un retour au mysticisme font cependant de ses dernières œuvres des comédies bien particulières : « Il faut dissimuler la profondeur. Où çà ? À la surface. » Seuls deux de ses drames, l'un symboliste, Venise sauvée (1902), l'autre baroque, La Tour (1925-1927), hommage à Calderón, avaient été créés en France.

C'est de la Première Guerre mondiale et de son retentissement dans le psychisme du protagoniste, Hans Karl Bühl (Andrzej Seweryn), que L'Homme difficile porte témoignage. Par là, bien que de caractère intimiste – sauf à considérer l'importance de la distribution –, la pièce s'inscrit dans l'histoire d'un pays passant, après la défaite, du rang de vaste empire à la condition d'État d'importance secondaire. Perte dont la haute société viennoise ne semble pas s'aviser, préférant s'étourdir, comme avant, de bals, d'intrigues amoureuses et de rang à soutenir. Le deuxième acte, une comédie mondaine par certaines scènes, en apporte le témoignage. À ce monde, Karl se sent étranger après l'expérience traumatisante de ce qu'il a vécu « là-bas ». Ainsi, dit-il, avant de couper court. Comme s'il ne lui était possible de parler que de manière allusive de cette guerre, et sans jamais s'avouer qu'elle fut aussi une guerre perdue.

Le comte Hans Karl Bühl, pair héréditaire, siège à la Chambre haute avec répugnance et refuse d'y prendre la parole pour « des discours indécents ». Plus encore que de la conversation, frivole ou grossière et source de malentendus, c'est du langage même qu'il se défie, les mots n'ayant guère de prise sur le réel : « Je me comprends moi-même bien plus mal lorsque je parle que lorsque je suis silencieux. » « Je m'exprime lamentablement mal. » Aussi échoue-t-il dans ses deux ambassades : ramener Antoinette (Marianne Basler) à son époux, préparer Hélène (Océane Mozas) à une union avec son neveu. Se sentant inapte à établir un contact avec autrui, et ne le souhaitant pas, il tient chacun à distance, mais avec la courtoisie exquise d'un homme de bonnes manières, affable dans son accueil mais se dérobant dès qu'on cherche à forcer son intimité. Un nouveau domestique trop zélé (Lucien Marchal), dont le sans-gêne et le cynisme, même seulement pressenti, le heurtent, est congédié sans attendre. Le baron prussien Neuhoff (Hugues Quester), trop hardi dans l'abord et lourd dans ses compliments, met Karl mal à l'aise. Sachant la grande admiration de Hofmannsthal pour Molière, on pourrait penser ici à Oronte se jetant à la tête d'Alceste. Mais Karl ne fait jamais d'éclats et se dérobe courtoisement. Quant à l'opposition, de nature pour Hofmannsthal, entre les deux hommes, elle révèle le fossé entre l'homme du Nord et l'homme du Sud, l'Allemand[...]

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Écrit par

  • : ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, critique dramatique de Regards et des revues Europe, Théâtre/Public, auteur d'essais sur le théâtre

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