L'HOMME RAPAILLÉ, Gaston Miron Fiche de lecture
Une quête identitaire
Or l'amour et la révolte se rencontrent dans la même quête d'un pays. Le lyrisme amoureux emprunte les métaphores de l'espace et des éléments naturels pour composer un paysage précis. La femme devient la médiatrice par qui le pays vient au jour (« Je roule en toi/ tous les saguenays d'eau noire de ma vie/ je fais naître en toi/ les frénésies de frayères au fond du cœur d'outaouais/ puis le cri de l'engoulevent vient s'abattre dans ta gorge terre meuble de l'amour ton corps se soulève en tiges pêle-mêle »). Ce pays à reconquérir est explicitement défini : Miron propose une exacte géographie poétique du Québec – son horizon est celui de Montréal et son arrière-pays. Mais il ne s'agit nullement d'exaltation patriotique et régionaliste. Le pays cherché est un pays futur. Il est comme latent dans les rocs, les forêts et les villes du Québec. Il sera un jour accordé à une histoire, porteur d'une mémoire, cohérent avec ses habitants. Pour l'heure, le poète et ses compatriotes, divisés en eux-mêmes, comme désagrégés, traversent « les siècles de l'hiver » : « Le gris, l'agacé, le brun, le farouche/ tu craques dans la beauté fantôme du froid/ dans les marées de bouleaux, les confréries/ d'épinettes, de sapins et autres compères/ parmi les rocs occultes et parmi l'hostilité/ pays chauve d'ancêtres, pays/ tu déferles sur des milles de patience à bout/ en une campagne affolée de désolement/ en des villes où ta maigreur calcine ton visage/ [...] »
Cet homme, vide de son identité, son corps trop grand pour lui, Gaston Miron l'appelle l'« homme agonique ». Mais son agonie est aussi un combat. La dépossession de lui-même a commencé par la perte de la langue : le Québécois est un « unilingue sous bilingue », confiné dans le français, langue des pauvres, langue colonisée de l'intérieur par la langue de l'autre ; il est réputé cultivé quand il parle bien anglais. La poésie peut être alors le lieu où s'inversent les signes ; elle s'écrit en français, pour conduire à un nouvel accord avec soi même et préparer la régénération de la communauté. Miron choisit d'écrire une langue qui ne soit ni le français standard international, ni le « joual » trop régionaliste : il façonne un français concret, pratique, enraciné dans les « parlures » québécoises.
Les poèmes et l'engagement de Miron ont sans doute largement contribué à « rapailler le pays » : le Québec d'aujourd'hui entend travailler et vivre en français. Et sa ferveur est contagieuse, si l'on sait accueillir « l'appel libre d'un homme à d'autres hommes ». Miron nous invite à participer à la « chasse-galerie des paroles » : une image à laquelle fait heureusement écho le dessin de 1837 d'André Julien, reproduit sur la couverture de l'édition française : un canoë chargé de rudes trappeurs et coureurs de bois vogue dans les airs au-dessus d'une ville qui doit être Montréal ; telle était la chasse-galerie, à laquelle on se risquait pour aller, avec l'aide du diable, très loin et très vite. La poésie est chasse-galerie quand elle réaccorde dans l'instant le présent au passé, quand elle rend enfin natal le pays de naissance.
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Écrit par
- Jean-Louis JOUBERT : professeur à l'université de Paris-XIII
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