L'HOMME RÉVOLTÉ, Albert Camus Fiche de lecture
« La pensée de midi »
L’article écrit par Francis Jeanson, à la demande de Sartre, paru en mai 1952 dans la revue Les Temps modernes, si ironique et blessant soit-il (« inconsistance de [l]a pensée », « pseudo-philosophie »),ainsi que l’échangeacide entre les deux anciens compagnons – Sartre et Camus – qui s’ensuivit, constituent une bonne voie d’accès à L’Homme révolté. Le réquisitoire, argumenté, repose en effet sur deux piliers qui éclairent l’enjeu et la portée du livre.
Le premier est un procès en légitimité philosophique. Entre le pied-noir orphelin de père, fils d’une mère analphabète, pur produit de la méritocratie républicaine et autodidacte, et l’auteur bourgeois, normalien et agrégé de L’Être et le Néant,la lutte semblait, d’entrée, inégale. Sartre moque les approximations ou les survols de Camus, lequel multiplie dans cet essai les références d’autorité, de Sade à Dostoïevski, en passant par Platon, Nietzsche ou Marx.
Or, malgré ce recours aux « maîtres » qu’il cite comme pour mieux légitimer sa propre réflexion, Camus n’a cessé par ailleurs de vouloir réfléchir à partir non du concept mais de l’existence. Dans la filiation d’un Montaigne ou d’un Voltaire, assez proche d’une Hannah Arendt, avec laquelle il partage notamment l’ancrage dans l’expérience sensible et la méfiance à l’égard des philosophies de l’histoire, Camus, plus artiste et « intellectuel » en cela que philosophe, préfère à une analyse purement théorique et à l’élaboration d’un système clos une pensée du présent et du concret, à vocation morale.
Cela amène au second front de l’attaque. Camus lui-même a proposé de diviser son œuvre en deux temps : d’abord le négatif, autrement dit l’absurde (L’Étranger, Le Mythe de Sisyphe, Caligula et Le Malentendu) ; ensuite le positif, c’est-à-dire la révolte (La Peste, L’État de siège, Les Justes, L’Homme révolté).Si cette vision rétrospective peut paraître trop rigide, l’important reste le lien des deux approches avec leurs contextes respectifs : la défaite et l’occupation nazie pour la première, la guerre froide pour la seconde. En 1951, entre anticommunistes et militants ou « compagnons de route » du « premier parti de France », la bataille idéologique fait rage. Sartre et ses affidés ont relevé la dimension clairement politique de l’essai : au-delà d’une condamnation du stalinisme, le rejet du marxisme et du projet révolutionnaire, perçu comme voué à une issue totalitaire, apparaît moins comme la conclusion d’une réflexion sur la révolte que comme son point de départ.
La démonstration prend en réalité la forme d’une généalogie : à partir du temps présent, Camus entend remonter le fil d’une histoire non de la révolte mais, sous ses différentes formes et dans ses diverses manifestations (métaphysique, historique, artistique), de sa perversion. La rébellion de l’homme contre sa condition, ou plus précisément contre son non-sens, son absurdité,a débouché, en se radicalisant toujours davantage, sur la négation de toute valeur, un « tout est permis » justifiant tous les crimes. Ce n’est pas tant la révolte en soi qui est condamnable que sa démesure, ce que Camus nomme « nihilisme ». Il s’agit donc moins pour lui, comme l’en accusent ses adversaires, d’accepter le monde tel qu’il est, de justifier les injustices, que d’éviter que la révolte ne serve d’alibi à l’établissement d’une nouvelle domination, plus violente et plus injuste encore.
Peu avant sa mort, Camus écrivait à propos de L’Homme révolté : « Parmi mes livres, c’est celui auquel je tiens le plus. » La postérité n’a guère confirmé cette préférence, comme si la suite des événements, en semblant donner raison à l’écrivain (effondrement du communisme, fin des idéologies et des « grands récits », reflux du projet[...]
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
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