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L'HOMME SANS QUALITÉS (R. Musil trad. 2004)

Voici comment Robert Musil décrit le « sens du possible », qui anime tout le projet de L'Homme sans qualités : « L'homme qui en est doué, par exemple, ne dira pas : ici s'est produit, va se produire, doit se produire telle ou telle chose ; mais il imaginera : ici pourrait, devrait se produire telle ou telle chose et quand on lui dit d'une chose qu'elle est comme elle est, il pense qu'elle pourrait aussi bien être autre. » La phrase a pu susciter des malentendus. Certains ont pu y lire la trace d'un « romantisme » musilien, alors que, loin d'être déprécié ou de devoir laisser place à un quelconque « arrière-monde », le réel apparaît comme délesté d'un surplus ou d'une surcharge – rien de plus en lui que dans le possible. Si l'ironie est la maîtresse du grand œuvre musilien, du moins pour son premier volume, elle frappa cruellement l'écrivain lui-même : lorsque Musil mourut brutalement d'une hémorragie cérébrale le 15 avril 1942, après avoir repris le fragment « Souffles d'un jour d'été », il laissait inachevé L'Homme sans qualités, œuvre à laquelle il travaillait depuis plus de vingt ans et qui allait progressivement devenir un des livres phares de la littérature d'expression allemande au xxe siècle.

Cette incertaine condition se donne à nouveau à lire avec la nouvelle édition française du livre, procurée par Jean-Pierre Cometti (Seuil, Paris, 2004), et qui reprend les éléments de la dernière édition allemande due à Adolf Frisé (Rowohlt, 1978) en les disposant d'une manière souvent inédite qui tient compte des acquis de la recherche musilienne depuis un quart de siècle. L'événement est d'importance, et l'on peut saluer la fiabilité d'une édition qui est probablement la meilleure « possible » aujourd'hui. Il convient cependant de préciser que l'édition Frisé compte plus de deux mille pages, mais que le Nachlass (œuvre posthume) musilien dépasse les cinq mille pages. Un CD-ROM du fonds musilien est disponible depuis quelques années.

Si le livre avait commencé d'être publié par Rowohlt en 1930 (vol. I, première et deuxième parties) et 1933 (vol. II, troisième partie, incomplète), certains chapitres furent donnés en revue avant la guerre. Puis Martha Musil fit paraître quarante chapitres supplémentaires dès 1943. Il fallut attendre 1952, et la première édition Frisé, pour que l'on découvre cinquante chapitres inédits ; cet ensemble constitue l'édition « princeps » qui fut superbement traduite par Philippe Jaccottet en 1957, et qui est reprise ici, les textes inédits étant traduits par Jean-Pierre Cometti et Marianne Rocher-Jacquin. L'édition Frisé fit bientôt l'objet de vives critiques, notamment de la part d'Ernst Kaiser, premier traducteur du roman en anglais, qui donna avec sa femme Eithne Wilkins une nouvelle édition italienne, parue en 1962. Mais les tentatives chronologique de Frisé ou « génétique » de Kaiser et Wilkins se heurtaient à des obstacles philologiques liés à la reconstruction d'un manuscrit qui était avant tout pensé comme une « structure ouverte ».

Dans sa présentation de l'ouvrage, Jean-Pierre Cometti insiste particulièrement sur le fait que, contrairement à ce que pouvait penser Kaiser, et en dépit d'une nette opposition entre les deux premières parties, portées par la satire de la Cacanie, l'ironie et un idéal de clarté, et la troisième partie « inachevée », plus distinctement orientée vers l'expérience mystique de « l'autre état », il n'est pas vrai que Musil ait tout bonnement « renoncé aux interrogations que l'articulation de l'intellect et du sentiment n'avait cessé de lui inspirer, comme le montrent clairement les textes consacrés à cette question dans le [...]

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Écrit par

  • : professeur d'études cinématographiques et d'esthétique à l'université de Paris-Est-Marne-la-Vallée

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