L'HORIZON (P. Modiano) Fiche de lecture
Un roman de Patrick Modiano est d'abord une variation sur la magie des noms, proche en cela de la méditation de Proust sur le secret que recèlent les noms de lieux (Combray) ou de personnes (Guermantes). Mais alors que chez celui-ci ils composent, à la manière d'un roman médiéval, les stations d'un itinéraire qui le conduira à sa vocation d'écrivain, ils dessinent chez Modiano une constellation de signes énigmatiques qui se confond avec une ville, Paris, d'où il semble impossible de s'échapper. « Tout cela appartenait à un passé lointain, mais comme ces courtes séquences n'étaient pas liées au reste de sa vie, elles demeuraient en suspens, dans un présent éternel. » Ce temps en retrait constitue la substance même, aussi fuyante que ses principaux protagonistes, de L'Horizon (Gallimard, 2010).
Tout, dans L'Horizon – et plus encore peut-être que dans les romans antérieurs –, sera donc porté par un effort de mémoire, une difficile anamnèse qui conduit le narrateur, Jean Bosmans, à recourir à tous les moyens possibles : liste de lieux, de noms ou de dates notés dans un carnet ; libres associations ; basculement dans le rêve, l'hallucination ou l'impression de « déjà-vu » ; traversée somnambulique de Paris, depuis les quartiers qui virent la rencontre initiale avec Margaret Le Coz (Opéra, Trudaine) jusqu'à ceux, plus modernes (Bercy), où il se portera en quête de possibles lignes de fuite. Tout cela pour recueillir un peu de cette « matière sombre » qui l'obsède et le contraint à hanter, quarante ans après, les carrefours d'une ville devenue fantomatique. Le roman de Patrick Modiano est constitué de la mise bout à bout de ces infimes séquences qui semblent autant de vocables d'une langue ésotérique, seule capable de rendre compte de cette réalité seconde. Il esquisse une auto-analyse, si l'on veut. Sinon que le narrateur semble moins rejoindre une quelconque vérité que, en rôdant dans les quartiers qui furent autrefois le théâtre de son histoire, mimer le jeune homme qu'il fut, devenir le personnage du récit qu'il confie à lui-même, hésitant entre une neutralité proche du rapport de police et le grotesque (l'évocation de la « bande joyeuse ») ou le terrifiant (la figure de la mère, flanquée du « défroqué »).
Dédoublé – entre celui qu'il est et celui qu'il fut –, Bosmans l'est par nature, hésitant entre passé et présent, oscillant entre le « je » et le « il ». Ce dédoublement déréalisant touche vite l'ensemble du récit, à commencer par Margaret Le Coz, elle aussi d'ici (Paris) et d'ailleurs (Berlin, où elle est née). Plus qu'une histoire d'amour, c'est l'énigme d'une ressemblance qu'interroge L'Horizon : celle d'un homme et d'une femme vivant de métiers un peu louches, se coulant dans l'anonymat pour esquiver un passé menaçant, partageant une vie semi-clandestine où ils fraient à leur tour avec d'autres couples tout aussi équivoques et qui, derrière une normalité de façade, dissimulent tant bien que mal leur part inavouable. Cette brève rencontre semble alors celle des deux moitiés d'un même être, rassemblées non dans la plénitude mais dans la perte, et que le narrateur n'aura de cesse de réunir à nouveau jusqu'à la décision finale – son départ pour Berlin où Margaret était retournée vivre. Comme si, par ce geste, la seule action qui conjoigne passé et présent, il semblait possible à Bosmans d'échapper aux « plis secrets » qui le retiennent, de réunir des existences que le hasard, la peur avaient enfermées dans des vies parallèles, dans ces « corridors du temps » auxquels il aura longuement rêvé. Le désir d'horizon auquel il aspire est bien celui-là : désir d'une ligne franche qui dessine une orientation véridique, en lieu et place de l'enchevêtrement des signes[...]
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Écrit par
- Gilles QUINSAT : écrivain
Classification
Média