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L'IGNORANCE (M. Kundera)

« Du vraisemblable plaqué sur de l'oublié » : c'est ainsi que Josef, un des personnages du roman de Milan Kundera, conclut l'interprétation d'un souvenir. Que l'on retrouve sous cette expression celle du Rire de Bergson – « du mécanique plaqué sur du vivant » – donne peut-être une des clés du roman ; mais dans un premier temps, la formule permet de prendre la mesure du chemin parcouru par l'émigré vers l'oubli et vers la perte. Parce que L'Ignorance (Gallimard, Paris, 2003) raconte bel et bien les itinéraires croisés d'émigrés – Irena et Josef – qui, bon gré mal gré, retournent en République tchèque après la « révolution de velours » de 1989. Leurs destins vont se rencontrer pour quelques heures à Prague, au terme d'un retour manqué au pays.

Ce n'est pas sans ironie, sans cynisme parfois, que Kundera évoque « l'insuffisance de nostalgie », l'incapacité de l'émigré à re-trouver son pays et les siens. Mais c'est d'une expérience existentielle unique qu'il s'agit, sous les apparences du détachement : au cours de la longue absence de Josef, son frère, sans crier gare, a pris possession de ses biens – non de ces biens qu'on dit de propriété, mais de ceux qui définissent une identité ; l'expérience de Josef est alors celle d'un mort de retour chez les vivants. « Il voit son pantalon, sa cravate sur les corps des survivants qui, tout naturellement, se les sont partagés ; il voit tout et ne revendique rien : les morts sont timides. » Dépossession, expropriation. Au-delà de celle que vit l'émigré, une telle expérience est celle de l'homme moderne. Milan Kundera, qui écrit ici en langue française, poursuit l'étude philosophique engagée dans ses romans précédents – L'Identité, par exemple –, et théorisée dans L'Art du roman : le personnage est « possibilité d'existence » et « l'Histoire doit en elle-même être comprise et analysée comme situation existentielle ».

Cette écriture particulière a pour conséquence immédiate le refus du héros : Josef et Irena sont à égalité de voix. Et celle de Milada, l'ex-lycéenne à l'oreille coupée, résonne, de loin en loin, comme un motif en sourdine, entre celle de Josef, l'amant du passé, et celle d'Irena, l'amie du passé proche, du présent. Parallèlement, Kundera multiplie les variations de temps : temps grammaticaux – passé simple, passé composé, présent –, temps existentiels – passé lointain, proche, présent « senti déjà comme un passé » –, tempi : le roman, en cinquante-trois courts chapitres, alterne musicalement parole et silences. Certains résonnent en point d'orgue et suggèrent la violence de l'Histoire : par le silence du frère et de la belle-sœur, par le blanc qui le prolonge dans la page, on comprend que la prise de possession du tableau signe la vengeance de ceux qui ne sont pas partis. Dans la trame de cette « suite lyrique », où l'émotion s'entend comme une respiration, Kundera sait ménager des contrepoints : l'humour en est un, le plus spectaculaire, qui pourrait bien inscrire L'Ignorance dans une grande tradition sinon tchèque, du moins d'Europe centrale, qui irait du grotesque (Le Brave Soldat Chveïk de Hasek, les dessins de Lada) à l'ironie métaphysique (Kafka). L'ironie apparaît dans le déni de la maîtrise du sens historique et aussi dans la distance prise avec les clichés simplement énoncés ou les idées reçues. Et si elle n'exclut pas la poésie, elle met en lumière, à travers les nombreux quiproquos ou méprises qui jalonnent le récit, ce que nous croyons avoir en propre, nous incitant à interroger cette certitude : une identité, une langue.

Dans L'Ignorance, la mise en question de l'identité[...]

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Écrit par

  • : ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, maître de conférences à l'université de Poitiers

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