L'ÎLE DES ESCLAVES (P. de Marivaux) Fiche de lecture
Un théâtre philosophique
On comprend aisément pourquoi L'Île des esclaves a intéressé les metteurs en scène du dernier demi-siècle : n'y a-t-il pas là un théâtre philosophique et social explicite, s'inscrivant dans un courant de critique sociale « prérévolutionnaire » ? De fait, Marivaux porte à la scène une tradition de la littérature d'idées, celle du roman utopique. Il y est assez attaché pour y revenir avec L'Île de la Raison (1727) et avec La Nouvelle Colonie, ou la Ligue des femmes (1729). Imaginer et représenter un monde à l'envers, où maîtres et valets ont échangé leur condition, cela relève, certes, d'anciennes traditions carnavalesques. Mais c'est en même temps s'intégrer dans un mouvement de critique profond, qui laïcise et relativise l'ordre social et politique. L'assimilation de la servitude moderne à l'esclavage antique, les résonances de ce mot d'« esclave » dans un pays dont l'économie et la société coloniales se sont édifiées sur le commerce triangulaire, ne pouvaient que frapper le lecteur ou le spectateur modernes. En exprimant un ressentiment social puissant contre leurs maîtres, Arlequin et Cléanthis se font ainsi les hérauts de tous ceux auxquels la société du xviiie siècle ne donne jamais la parole. Le pardon final, en dépit de sa sincérité, laisse encore entendre ce ressentiment dans une ultime tirade de Cléanthis (scène 10). Mais s'il n'est pas interdit d'entendre dans la sévère critique morale des maîtres des accents avant-coureurs, on se tromperait en y voyant l'expression d'une position révolutionnaire.
L'analyse de la relation de servitude va au plus profond. Iphicrate et Arlequin ont été élevés ensemble ; le père d'Arlequin est encore en service dans la maison ; et cette sorte de fraternité ancillaire a été dégradée par la relation servile. La pièce restaurera ces liens. Mais ce sont les mêmes liens qui contribueront à rétablir l'ordre ancien, après en avoir changé la signification. La fraternité égalitaire morale et chrétienne, la reconnaissance par chacun de son prochain permettront le retour à une relation socialement inégalitaire. Si Marivaux ne se satisfait pas d'un simple renversement des situations, si ses héros n'instaurent pas non plus l'égalité, si la pièce s'achève sur un retour à l'ordre social, ce n'est donc pas à interpréter non plus comme un pur conservatisme. Car ce que fait apparaître L'Île des esclaves, c'est que la leçon naturelle tout comme la leçon chrétienne sont égalitaires, que l'ordre social peut être « retourné » et mis à distance, qu'il doit être mis à l'épreuve avant d'être accepté et humanisé. « La différence des conditions n'est qu'une épreuve que les dieux font sur nous », affirme Trivelin. La société, qu'elle soit ou non inégalitaire, n'est alors acceptable que par une adhésion volontaire de tous ses membres, qui seule la rend humaine.
L'Île des esclaves se range ainsi au nombre des pièces de Marivaux qui fondent l'action théâtrale sur une épreuve morale, comme Le Jeu de l'amour et du hasard (1730) ou Les Acteurs de bonne foi (1757). C'est le pouvoir du théâtre lui-même qui s'éprouve, non pas comme magie de l'illusion mais comme révélation : en ce sens la comédie de Marivaux est au plus près de La Tempêtede Shakespeare. L'action théâtrale révèle et dénonce les artifices qui caractérisent la société, et refonde le lien social sur une humanité qui accepte de baisser les armes.
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Écrit par
- Pierre FRANTZ : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
Classification
Média