L'INDUSTRIE DE LA PUNITION (N. Christie)
Ouvrage de référence en criminologie, Crime Control as Industry. Towards Gulags, Western Style ? (1993, réédité en 2001), consacré aux mutations des politiques pénales en Occident, a été enfin traduit en français en 2003 (L'Industrie de la punition. Prison et politique pénale en Occident, Autrement, Paris). L'ouvrage aborde une multiplicité de thèmes, telle la présentation comparée des taux de détention dans les prisons occidentales, l'histoire de la « guerre à la drogue » (war on drug) comme instrument de contrôle des classes laborieuses, l'analyse de la focalisation de la répression sur les jeunes hommes pauvres devenus inutiles au système productif... On y trouve également les descriptions moins connues de la situation dans les prisons russes ainsi que des facteurs qui ont permis de maintenir des taux de détention faibles dans les pays scandinaves. La principale force du livre consiste à articuler ces faits et éclairages autour d'une interprétation globale, critique et visionnaire. En effet, Nils Christie va mobiliser, dans le sillage d'Ivan Illich et de Zygmunt Bauman, les analyses critiques de la modernité, et plus particulièrement des processus d'industrialisation et de rationalisation qui la caractérisent, pour saisir les potentialités dévastatrices de nos systèmes pénaux, en pointant l'ombre des goulags et des camps qui plane sur eux.
L'auteur part du principe que l'inflation carcérale d'une société est déterminée non par l'état de la criminalité, mais par le durcissement de la politique de justice pénale et l'extension du domaine des incriminations. Or le processus d'incrimination de divers actes peut être illimité et engendrer, à son tour, une répression pénale potentiellement illimitée dirigée vers l'ensemble des actes jugés indésirables. C'est cette absence de limite « naturelle » au processus répressif que Nils Christie, inquiet, met en question.
Ici, l'auteur explicite sa parenté avec le sociologue Zygmunt Bauman, pour qui l'Holocauste ne doit pas être interprété comme le résultat d'un système social déviant, mais plutôt comme une extension « logique » de la modernité (Modernité et Holocauste, La Fabrique, Paris, 2002). Phénomène à la fois « unique » et « normal », la Shoah est envisagée comme un test rare, mais significatif et fiable, des possibilités cachées de la société moderne. Pour Nils Christie, aucune des conditions qui ont permis l'Holocauste ou les goulags n'ont vraiment disparu ; les méthodes rationnelles et bureaucratiques, l'importance des théories scientifiques, le progrès industriel, le processus civilisateur et l'émancipation des desiderata de la rationalité par rapport aux normes éthiques n'offrent pas de « garanties intégrées » contre un retour de ce noir passé. La démonstration selon laquelle la répression de la criminalité s'intègre au système de production est convaincante et vient renforcer cette interprétation. Source d'emplois pour le site où sera construite une nouvelle prison, de marchés pour les entrepreneurs immobiliers et pour l'industrie innovatrice des techniques de surveillance et de profit pour les actionnaires à la recherche d'investissements sûrs, l'« industrie carcérale » mérite pleinement son nom.
Que l'on partage ou pas le pessimisme de l'auteur, l'ouvrage ouvre des pistes originales et offre une lecture singulière de processus dont les interprétations semblaient épuisées. Par exemple, les théories pénales du « juste dû » (just desert), dont l'idéologie vise à ne prendre en compte que la gravité intrinsèque de l'acte et à le déconnecter ainsi de sa complexité sociale, ou encore de la pénologie « actuarielle », une nouvelle théorie de la peine orientée non plus vers les individus, leur transformation[...]
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Écrit par
- Gilles CHANTRAINE : chargé de recherche au CNRS
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