L'INFORME, MODE D'EMPLOI (exposition)
Organiser une exposition sur l'informe comme celle qui a été proposée par Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss au Centre Georges-Pompidou, du 22 mai au 26 août 1996, était une entreprise audacieuse, risquée. Le risque était bien sûr de toucher à la forme en art : sans elle, l'art se trouve plongé dans un flux, un tourbillon où toute possibilité de segmenter, d'identifier, et même de voir menace de disparaître. On n'en finit pas de vouloir en finir avec les catégories de l'esthétique, cette « redingote », pour reprendre le terme de Georges Bataille, que la philosophie veut faire porter au monde pour oublier de propos délibéré la sphère insaisissable du corporel, les zones troubles où s'exercent les fonctions vitales, que ce soit celles de la circulation des aliments ou encore la fonction génésique.
Les commissaires de l'exposition, Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss, ont publié aux éditions du Centre Georges-Pompidou un livre, L'Informe, qui se présente non comme un catalogue mais comme un « mode d'emploi » de l'exposition. En effet, l'un n'allait pas sans l'autre. L'exposition ne s'ordonnait pas autour d'un thème, d'une idée, d'une critique ; elle n'était pas non plus une anthologie démonstrative. Il s'agissait pour les organisateurs de penser « l'envers » des œuvres et ce qui les menace sans cesse, de montrer dans les différents courants artistiques ce qui va à contresens. L'intrication du texte intelligible et de la matière perceptible des œuvres était telle que le livre-catalogue était le compagnon indispensable de l'exposition.
Qu'est-ce que l'informe ? Une catégorie, mais c'est sans doute encore trop dire, une notion, un opérateur emprunté à Georges Bataille, figure centrale du projet de l'exposition. Dans le catalogue, l'œuvre de Bataille est parcourue dans son intégralité, mais les citations se réfèrent le plus fréquemment aux textes parus dans la revue Documents et aux écrits critiques, voire polémiques, consacrés au surréalisme. On voit bien comment ces derniers peuvent constituer une machine de guerre contre une théorie de la modernité qui veille avec un soin quelque peu jaloux sur les privilèges du grand art. Exemplaire est à cet égard la détestation vouée par André Breton à l'article de Bataille sur les fleurs, « Le Langage des fleurs », où sont opposés l'élégance sublime et redressée de la corolle et l'absorption de la nourriture dévolue aux racines enchevêtrées et grouillantes qui triturent la terre, l'engrais, le fumier et, pour tout dire, la merde. Bataille se penchait sur les choses parce qu'il avait une conscience aiguë que les pieds de l'homme foulent la fange alors qu'on a, trop complaisamment à son goût, voulu voir dans le pied seulement le levier d'un redressement du corps vers les cimes, vers le ciel. Et la courbe que traçait ainsi son regard visait l'ignoré, le refoulé, le bas, le dégoûtant. La démarche de Georges Bataille était inconciliable avec l'usage de la métaphore, du transport, d'André Breton qui la plaçait sous un « signe ascendant », pour reprendre le titre d'un de ses plus célèbres recueils de poèmes : alors que chez Breton la métaphore élève l'objet et se glorifie elle-même, elle le rabaisse chez Bataille, et se rabaisse elle-même jusqu'à se confondre avec le monde qu'elle atteint, qu'elle altère et corrompt.
« L'informe [...] désigne ici, écrit Yve-Alain Bois dans le texte introducteur, un ensemble d'opérations par lesquelles le modernisme est pris à rebrousse-poil. Le modernisme, à savoir ce mainstream énoncé par les livres d'histoire – dont la version la plus cohérente est celle de Clement Greenberg, mais il y en a d'autres[...]
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Écrit par
- Jean-François POIRIER : écrivain et historien d'art
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