L'ŒUVRE D'ART TOTALE À LA NAISSANCE DES AVANT-GARDES, 1908-1914 (M. Lista)
Depuis les années 1990, les publications sur la convergence des arts se sont multipliées. Marcella Lista, qui a publié sa thèse sous le titre L'Œuvre d'art totale à la naissance des avant-gardes, 1908-1914 (CNRS-INHA, Paris, 2006), a contribué à cette recherche dans divers catalogues d'exposition ou revues. Son ouvrage tente de saisir le phénomène dans une perspective globale.
Il est articulé en six chapitres. Le premier est centré sur Scriabine ; documenté notamment par des sources russes, il examine la filiation entre musicalisme symboliste et expressionnisme, ainsi que la part de la théosophie et de l'occultisme dans le Mystère. On y trouve aussi une analyse du Prométhée, et un commentaire des diverses tables de correspondances entre notes et couleurs. Le deuxième chapitre, consacré à Kandinsky, traite des compositions scéniques, dont la fameuse Sonorité jaune, qui marque le passage vers l'abstraction. Une lecture de l'œuvre est suivie d'une réflexion sur les nombreuses interprétations auxquelles elle a donné lieu ; quelques documents inédits parviennent à renouveler parfois un sujet qui a déjà fait l'objet d'innombrables publications. On notera la présence d'une explication pertinente du mot Klang(que l'on peut traduire a minima par sonorité), cher à Kandinsky. Quant à la portée de son esthétique de la dissonance, elle est précisée sur la base de sa correspondance avec Schönberg. Ce dernier occupe le chapitre suivant. L'expressionnisme d'Erwartung, puis la genèse de la Main heureuse, dont une analyse serrée permet la mise en contexte, précèdent l'examen du parcours de Schönberg vers le cinéma.
La deuxième partie de l'ouvrage s'ouvre par un chapitre sur le futurisme, qui est le plus richement documenté – l'auteur, fille de Giovanni Lista, spécialiste de ce mouvement, a de qui tenir. Manifestes et performances y sont interrogés sous l'angle du projet de l'œuvre totale, envisagée comme adéquation entre art et vie. Bruitisme et machinisme contribuent à la désacralisation de l'œuvre, tandis que les développements de la synesthésie wagnérienne conduisent à ce que Marcella Lista nomme avec bonheur une « polysensorialité explosive ». Le cinquième chapitre, avec l'opéra Victoire sur le soleil que montent Malévitch, Kroutchenykh et Matiouchine en 1913, nous ramène ensuite à la Russie. Tension entre primitivisme et spéculation sur la quatrième dimension, principe de disjonction, coïncidence du sonore et du visuel dans le langage zaoum caractérisent une aventure que Malévitch considérait comme fondatrice du suprématisme. Son rapport au futurisme est ici souligné.
Le dernier chapitre, qui constitue la troisième partie, « Nouvelles formes, nouveaux médias », évoque le passage « de la musique des couleurs au film abstrait », avec Rimington, Canudo, les frères Corradini et Survage. Mais c'est ici peut-être que le parti pris du découpage chronologique est le plus frustrant, puisqu'il nous prive de tous les développements futurs : Alexander Laszlo ou Oskar Fischinger auraient mérité une mention au chapitre du cinéma expérimental.
La précision figurant dans le titre (1908-1914) est peut-être le fait d'une prudence légitime face à un sujet d'une telle ampleur. Elle pose cependant quelques problèmes, à commencer par celui de la définition de la notion d'« avant-garde ». Mais la question centrale est la suivante : peut-on légitimement isoler une tranche de six années, certes importantes, sans amputer un mouvement de ses origines et de ses retombées ? Il est vrai que l'auteur prend le soin de remonter aux racines romantiques ou wagnériennes de l'œuvre d'art totale (Gesamtkunstwerk). Mais la perspective reste fragmentaire, ce qui est pour le moins paradoxal lorsqu'il s'agit d'un sujet[...]
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Écrit par
- Philippe JUNOD : professeur honoraire de l'université de Lausanne
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