L'OPÉRA DE QUAT'SOUS (mise en scène R. Wilson)
Comment réconcilier théâtre d'art et théâtre populaire ? Comment réinventer une œuvre qui marqua le xxe siècle en en conservant toute la violence et le pouvoir dérangeant ? C'est le pari tenu par Robert Wilson avec L'Opéra de Quat'sous programmé à Paris, à la double enseigne du Théâtre de la Ville et du festival d'Automne 2009.
Écrit en 1928 par Kurt Weill et Bertolt Brecht, jeune auteur révolutionnaire adepte de Marx et de Rimbaud, L'Opéra de Quat'sous, adapté de L'Opéra du gueux de John Gay, se voulait une double charge contre la culture bourgeoise et l'ordre social établi. Créé le 31 août au Schiffbauerdamm de Berlin, il devint en quelques jours et contre toute attente le succès à la mode non seulement à Berlin mais aussi dans toute l'Europe, de Munich à Riga, de Leipzig à Prague. Le cinéma s'en empara : en 1931, G. W. Pabst – au grand dam de Brecht qui lui fit un procès – en signait une double adaptation en allemand et en français.
Depuis lors, cette œuvre est devenue un « classique » aux refrains légendaires. Pourtant, cette parodie d'opérette s'avère d'une véhémence effrayante. À travers l'histoire de Mackie le surineur, ami du chef de la police et truand sans foi ni loi, il n'est question que d'injustice et de guerre sociale, d'opposition sans merci entre les riches et les pauvres, d'exploitation de l'homme par l'homme, de la misère des uns confrontée à l'arrogance des autres dans un monde où « chacun voudrait être bon » sans qu'un tel souhait puisse trouver un commencement de réalité...
C'est bien ainsi que Robert Wilson, invité par le Théâtre de la Ville et le festival d'Automne, ressuscite cette œuvre, signant du même coup l'un de ses spectacles les plus riches, les plus éblouissants. Et ce à peine le rideau levé : alors que s'élève la complainte de Mackie, sur un rythme s'accélérant en douceur pour s'emballer vivace, défile, sur un pas d'une lenteur savamment calculée, toute la lie de la société, costumes noirs, visage fardés de blanc. Au fond, sur un écran sombre, des cercles de lumière tournent et s'entrecroisent comme des roues dentées.
On retrouve ici tout ce qui fait l'esthétique et le style du metteur en scène américain : un art consommé des tableaux et des lumières, des mouvements lents, une géométrie chorégraphiée, des jeux d'ombres chinoises et de sons. Mais, contrairement à certaines de ses réalisations, cet art ne se fige jamais dans un formalisme glacé. Porté à son niveau le plus haut, il multiplie les références à l'expressionnisme et au cinéma muet des années 1920, invente une fluidité en accord parfait avec le texte de Brecht et la musique de Kurt Weill, leur apportant une force nouvelle, tout en recréant l'effet de distanciation propre aux fables brechtiennes. On est ici dans le registre du conte ou du livre d'images. Sans didactisme ni manichéisme. Mais avec une finesse qui sait se colorer d'inquiétude et, à l'occasion, d'ironie.
Dans cette aventure, Robert Wilson est accompagné par le Berliner Ensemble. De retour en France après un demi-siècle d'absence, la troupe historique fondée par Brecht en 1949 est toujours composée de comédiens hors pair, Angela Winkler (Jenny-des-Lupanars) et Stefan Kurt (Mackie-le-surineur, par instant délicieusement chaplinesque) en tête. Il faut citer encore Veit Schubert et Traute Hoess (Monsieur et Madame Peachum, accaparés par leur commerce des pauvres avec une veulerie empreinte de bon sens devant l'état du monde et de la pauvre humanité), Axel Drechskler (le chef de la police)... Chaque membre de la troupe, dépassant son apparence de pantin mécanique, nourrit son personnage d'une humanité vraie, loin de toute caricature comme de tout stéréotype. Acteurs mais aussi[...]
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Écrit par
- Didier MÉREUZE
: journaliste, responsable de la rubrique théâtrale à
La Croix
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