L'ORDRE DU JOUR (E. Vuillard) Fiche de lecture
L’histoire n’est pas une scène unique et lointaine. Elle se fait dans des salons sans grâce, dans les coulisses et par des conciliabules, elle surgit dans les rues étroites et sales de la ville. Ainsi peut-on lire l’œuvre d’Eric Vuillard, depuis La Bataille d’Occident (2012), Congo (2012) ou 14 juillet (2016). Prix Goncourt 2017, L’Ordre du jour (Actes Sud) adopte les mêmes angles de vue pour relater les prémices de la Seconde Guerre mondiale, en évoquant à sa manière quelques moments précédant l’apocalypse. De la participation des grands industriels allemands à l’entreprise nazie à l’Anschluss, qui marque la fin d’une Autriche indépendante, Eric Vuillard met en scène les détenteurs du pouvoir : personnages sans envergure, guidés par des intérêts médiocres ou des passions suicidaires. « Les plus grandes catastrophes s’annoncent à petits pas », écrit l’auteur. Ces « petits pas » laissent leur empreinte dans les divers chapitres de ce récit. Vuillard écrit comme Erich Salomon photographiait, captant le détail révélateur qui transforme une assemblée de diplomates en une série de visages démasqués.
Dans les coulisses du pouvoir
Au point de départ de L’Ordre du jour, une panne mécanique. Le 12 mars 1938, les chars qui devaient entrer en Autriche sont bloqués à la frontière. Le général Guderian, futur stratège de la bataille de France, est le maître d’œuvre de cette annexion. Elle échoue, au grand dam d’Hitler, et les blindés seront finalement chargés sur des plateformes de train jusqu’à Vienne. L’épisode a quelque chose de bouffon, comme bien des faits relatés dans ce récit.
À commencer, le 20 février 1933, par la réunion qui a lieu au Reichstag à l’invitation de Goering, son nouveau président. Elle rassemble des industriels et des banquiers – les plus grandes fortunes de l’Allemagne, qui possèdent ses ressources naturelles, son industrie de transformation et sa technologie. Quand Hitler fait son entrée, ce sont « vingt-quatre lézards [qui] se lèvent sur leurs pattes arrière et se tiennent bien droit ». Ils viendront remplir les caisses du parti nazi. C’est l’ordinaire ; la corruption est un « poste incompressible du budget », et elle le restera après 1945, au retour de la démocratie. Si on a oublié les noms de ces contributeurs, on sait ce que sont BASF, Siemens ou Allianz. Quand il faudra dédommager les victimes du travail forcé ou de la déportation, toutes ces firmes implantées à Auschwitz, à Buchenwald ou à Ravensbrück marchanderont les sommes demandées.
Les négociations qu’évoque Vuillard dans L’Ordre du jour se déroulent souvent dans la même atmosphère opaque, inquiétante. Ainsi de celles entre Hitler et Schuschnigg, le chancelier autrichien convoqué par le Führer à Berchtesgaden, le 12 février 1938 : « … rien ici n’a la densité du cauchemar, ni la splendeur de l’effroi. Seulement l’aspect poisseux des combinaisons et de l’imposture. Pas de hauteur violente, ni de paroles terribles et inhumaines, rien d’autre que la menace, brutale, la propagande, répétitive et vulgaire. » Les manœuvres passent par des détours étonnants. On discute de la disparition d’un pays et le chancelier autrichien sans envergure cherche à sauver la face en évoquant Beethoven.
L’étape suivante se déroule à Munich le 29 septembre 1938 : « On accable l’Histoire, on prétend qu’elle ferait prendre la pose aux protagonistes de nos tourments. On ne verrait jamais l’ourlet crasseux, la nappe jaunie, le talon de chéquier, la tache de café. Des événements on ne nous montrerait que le bon profil. Pourtant, si l’on regarde bien, sur la photographie où l’on voit Chamberlain et Daladier, à Munich, juste avant la signature aux côtés d’Hitler et de Mussolini, les Premiers ministres anglais et français ne semblent pas très fiers. »
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Écrit par
- Norbert CZARNY : professeur agrégé de lettres modernes
Classification
Média