L'ORDRE DU JOUR (E. Vuillard) Fiche de lecture
« Écrire ce qu’on ignore »
L’écriture d’Eric Vuillard se fixe précisément sur cet ourlet crasseux ou cette tache de café insignifiants. À l’instar de la photographie, elle s’attache aux détails, fouille les recoins, cherche dans l’ombre. Dans 14 juillet, le peuple des rues qui ne laisse de traces nulle part, sinon dans des archives longtemps négligées, fait la matière, donne son intensité à l’événement dont nous ne connaissions qu’une image figée. Congo raconte le dépeçage et l’exploitation de l’Afrique, à travers des scènes fragmentaires formant un puzzle inquiétant.
Les personnages de L’Ordre du jour ressemblent à ces pantins que dessine alors Louis Soutter, interné depuis 1923 dans un asile de vieillards en Suisse : « Et, à cet instant où le destin de l’Europe se joue au Berghof, ses petits personnages obscurs se tordant comme des fils de fer me semblent un présage. » Ce qui ressemble à une mascarade bascule dans l’horreur. Des suicidés de Vienne aux travailleurs forcés de IG Farben ou de Krupp, Eric Vuillard montre les effets là où ils sont les plus voyants. Dans Congo, on quitte les salons pour le continent africain et ses esclaves ; les nombreux morts de 14 juillet font contrepoint au récit scolaire qui ne montrait qu’un mort, le gouverneur de la Bastille.
Les récits d’Eric Vuillard entrent fortement en résonance avec notre temps. Ils sont d’abord le fait d’un « je » qui prend parti, mêle émotion et pensée par le travail du style. Un « je » qui veut « écrire ce qu’on ignore », avec la conviction que le passé n’est jamais bien éloigné : les hommes d’hier partageaient nos rêves, nos craintes et nos obsessions. Un « je » critique aussi, face à ces premiers rôles assez roués pour se tenir à distance et échapper au pire.
D’un livre à l’autre, Eric Vuillard écrit pour essayer de résoudre l’énigme des pouvoirs. On se rend toujours des visites de courtoisie ; les mêmes événements tragiques se produisent : « On ne tombe jamais deux fois dans le même abîme. Mais on tombe toujours de la même manière, dans un mélange de ridicule et d’effroi. » De ce mélange contrasté naît L’Ordre du jour.
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Écrit par
- Norbert CZARNY : professeur agrégé de lettres modernes
Classification
Média