L'OURS. HISTOIRE D'UN ROI DÉCHU (M. Pastoureau)
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En août 2007, la mort de l'ourse Franska – l'une des dernières rescapées de la population ursine réintroduite dans les Pyrénées – était vécue en France comme un deuil national. La lecture du livre de Michel Pastoureau L'Ours. Histoire d'un roi déchu (Seuil, 2007) permet de mieux comprendre l'émotion politique suscitée par la mort de l'animal. Mais l'ours est-il vraiment un animal ? Rien n'est moins sûr : les bestiaires médiévaux le situent à mi-chemin entre l'animalité et l'humanité. L'ours est l'autre de l'homme : même stature, même position debout, même disposition des organes. Il suffit d'ailleurs aux hommes d'enfiler la peau de la bête pour « faire l'ours » – et nombreux sont les témoignages sur ces fêtes de l'ours païennes et transgressives, depuis l'Antiquité tardive jusqu'au xxe siècle des folkloristes, en passant par les études ethnologiques sur les Aïnous du Japon, les Ostiaks de Sibérie ou les Inuits du Canada.
Mais ce simulacre cache une parenté plus profonde. Au Moyen Âge – la période de prédilection de Michel Pastoureau, qui n'hésite pourtant pas, dans ce livre et dans nombre de ceux qui le précèdent, à franchir allègrement les siècles pour brosser une ample et joyeuse fresque d'histoire symbolique comparée – les encyclopédistes assurent que l'union de l'ours et de la femme (ou de l'homme et de l'ourse) est féconde. De là de nombreuses légendes sur les « fils de l'ours », nés des amours caverneuses entre une femme prisonnière dans la grotte et l'animal brun et velu auquel on prête souvent une sexualité débridée. Les rois danois s'enorgueillissent de l'origine ursine de leur lignée, et rendent jaloux les souverains de Suède et de Norvège en mettant en avant l'ancêtre ours qui fonde leur généalogie. Quant au mythique roi Arthur, son nom même en dévoile la nature ursine : art, dérivé du latin ursus, désigne l'ours en vieil irlandais. Il existe d'ailleurs un tabou sur le nom de l'ours, que l'on contourne par des périphrases (le « mangeur de miel » dans les langues slaves, ou le « Brun » dans les langues germaniques, d'où procède Bear en anglais, Bär en allemand, Björn en suédois, autant de qualificatifs à l'origine d'une abondante anthroponomie).
Redouté pour sa force, l'ours fut peut-être même vénéré comme une puissance tutélaire dans les sociétés anciennes. S'aventurant sur le champ miné des controverses préhistoriennes sur l'interprétation de l'art pariétal du paléolithique supérieur – et s'appuyant notamment sur les découvertes de la grotte du Regourdou, en Périgord, où l'on a trouvé une sépulture double associant côte-à-côte un ours brun et un néandertalien – Michel Pastoureau l'affirme : il a bien existé une religion de l'ours, dont certains mythes grecs (Artémis, la déesse aux ours) et celtes portent la trace. Dès lors, l'historien peut dérouler sa démonstration, en un scénario implacable : consciente du paganisme implicite que véhicule cette valorisation symbolique de l'ours, l'Église médiévale ne va pas ménager ses efforts pour détrôner celui qui est encore considéré comme le roi des animaux, lui inventant un successeur plus docile aux lois du Christ : le lion.
Passé de l'histoire de l'héraldique à celle du bestiaire ou des couleurs, Michel Pastoureau est avant tout un historien des systèmes de valeurs symboliques de l'Occident médiéval – l'important étant de considérer comment les oppositions de valeur (bleu-rouge, lion-ours) forment un système. On pourrait même dire davantage : il est avant tout un historien de la dévalorisation symbolique. Dans l'un de ses livres précédents, Bleu. Histoire d'une couleur (2000), il racontait déjà l'irrésistible ascension de cette couleur, pourtant méprisée par l'Antiquité, devenue couleur du pouvoir, au détriment du rouge. On peut s'interroger sur la nature exacte de l'intention qu'il prête à des acteurs collectifs comme l'Église, qui « décida de remplacer l'ours par le lion », ourdissant des « stratégies » pour mener à bien son projet (« combattre l'ours, le dompter, le diaboliser »), le tout sur plusieurs siècles (« une manœuvre de longue durée »). Reste que ce choix de mise en intrigue fait la force de persuasion des livres de Michel Pastoureau, et explique sans doute en bonne partie leur succès mérité auprès d'un large public.
Car comment résister à l'enchaînement, presque poignant, de la démonstration ? Voici d'abord l'ours persécuté : les grandes chasses du temps de Charlemagne s'apparentent, sous la plume de Michel Pastoureau, à des campagnes d'éradication de cette inquiétante divinité païenne. Plus efficace encore que le combat est le domptage symbolique : voici donc, dans de nombreuses hagiographies d'ermites puis de saints occidentaux, le fauve perdant de sa superbe pour devenir l'humble et servile compagnon du saint (de saint Gall à saint Martin), l'aidant à porter ses bagages, à rassembler le troupeau des brebis égarées, à fonder une abbaye. L'ours débonnaire et balourd est né : dans l'ordre symbolique d'abord, dans la réalité des foires et des marchés ensuite. Reste enfin à le diaboliser pour achever de le faire tomber de son piédestal. Sa couleur brune, sa peau velue, ses colères et sa lubricité : tout pousse l'ours vers les forces du mal. Ainsi fait-on place nette pour que s'installe sur le trône laissé vacant un autre fauve, le lion.
Demeure l'ourson en peluche dans le berceau des enfants, ce Teddy Bear des Occidentaux qui renvoie encore à une histoire de pouvoir (celle, fameuse, du président des États-Unis Theodore Roosevelt, refusant de tuer un ours entravé lors d'une chasse). En le manipulant, duveteux et protecteur, le bébé d'aujourd'hui redonne peut-être à l'ours la fonction éminente qu'il avait à l'aube de l'humanité : celle de premier dieu.
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Écrit par
- Patrick BOUCHERON : maître de conférences en histoire du Moyen Âge à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
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