L'USAGE DU MONDE, Nicolas Bouvier Fiche de lecture
Une écriture nomade
Livre culte par excellence, L’Usage du mondeaura d’abord été le bréviaire de quelques aventuriers – ou apprentis – avant de devenir un « classique » de la littérature de voyage, qu’il aura contribué à renouveler profondément. Si ce récit s’inscrit dans une certaine tradition (allusion du titre au Devisementdu monde, le récit du voyage en Orient de Marco Polo), il s’en démarque en effet sous de nombreux aspects. Ni entreprise « commerciale » (Marco Polo, au xiiie siècle ; Jean Chardin, au xviie), ni recherche d’un hypothétique paradis (Louis-Antoine de Bougainville, au xviiie siècle), ni pèlerinage aux sources de la civilisation occidentale (François-René de Chateaubriand, au début du xixe siècle), ni même quête d’exotisme (Pierre Loti, à la fin du xixe siècle), L’Usage du mondese veut, en même temps qu’un récit autobiographique, un véritable art poétique. Du voyage et, au-delà, de l’existence même.
De cette philosophie, tout est dit dès l’avant-propos, avec cette formule devenue célèbre : « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. » Le premier enjeu du départ n’est donc pas de s’enrichir – de connaissances, d’expériences – ni de se découvrir soi-même. Il s’agirait plutôt, à l’inverse, de se quitter, de se perdre : « le voyage […] fait plutôt éprouver une sorte de réduction ; privé de son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d’un volumineux emballage, le voyageur se trouve ramené à de plus humbles proportions ». Cette déconstruction de soi, qui ne va pas sans risque, s’opère par un dénuement matériel – une voiture poussive, un manque d’argent permanent, des conditions de vie difficiles… – et, surtout, par un abandon radical de ses usages et de ses repères.
Le voyage selon Bouvier doit obéir à trois principes fondamentaux : lenteur, nomadisme, disponibilité. De fait, l’action et le mouvement laissent ici souvent la place à la contemplation (« Fainéanter dans un monde neuf est la plus absorbante des occupations »), les pannes incessantes de la Fiat imposent des étapes imprévues, et les séjours peuvent parfois s’allonger indéfiniment (comme à Tabriz). L’ouverture à l’altérité permet les rencontres et une fine compréhension du monde, à la double condition d’une vigilance extrême et d’une suspension du jugement. L’attention se porte d’abord sur le décor naturel. L’ouïe, parfois, se substitue au regard : « Le plus souvent, on ne voit rien... mais on entend – il faudrait pouvoir “bruiter” l’Anatolie ».
Surtout, ce sont les hommes qui font l’objet du plus grand intérêt de l’auteur-narrateur. L’Usage du mondeexpose ainsi toute une galerie de portraits : Anastase à Belgrade, Matt Jordan à Prilep, Ghaleb et Sorab à Téhéran, etc. Ces portraits sont le fruit d’une observation respectueuse et bienveillante, qui vaut d’ailleurs autant pour les individus que pour leur culture. Nul ethnocentrisme ici, nul regard condescendant, mais une empathie de principe, parfois teintée d’une ironie amusée, tournée le plus souvent en autodérision.
C’est que le récit de Bouvier, dénué de tout pathos, fait en quelque sorte l’éloge de la légèreté, en dépit des difficultés rencontrées (inconfort, faim, fatigue, maladie) et de scènes parfois difficiles – misère, violence. La quête du mot juste et de l’image parlante se fait oublier derrière une rare alliance de simplicité et de virtuosité. Au cheminement à la fois rectiligne (d’ouest en est) et ponctué de détours – voire de déroutes – correspondent une écriture conjuguant maîtrise et fantaisie et un art du récit foisonnant, multipliant les approches – descriptions, anecdotes, saynètes, considérations ethnographiques… – en toute liberté.
À la fantaisie textuelle, il[...]
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
Classification
Autres références
-
BOUVIER NICOLAS (1929-1998)
- Écrit par Anne-Marie JATON
- 849 mots
- 1 média
...Lanka). La première partie de ce voyage, entrepris avec le peintre Thierry Vernet (1927-1993) et qui va de la Yougoslavie au Kurdistan, sera racontée dans L'Usage du monde (1963), illustré avec les croquis de son compagnon de route. L'ouvrage évoque les terres de l'Asie, la recherche des « lieux auspicieux...