LÀ-BAS, Joris-Karl Huysmans Fiche de lecture
Un livre de rupture
Là-bas est une œuvre largement autobiographique. Huysmans s'y projette aussi bien dans le personnage de Des Hermies, « grand, fluet, très pâle », que dans celui de Durtal, qui réapparaîtra dans les récits ultérieurs et deviendra son double romanesque. Il va jusqu'à peu de chose près recopier les lettres d'une admiratrice, Henriette Maillard, pour composer celles de Madame Chantelouve. Enfin, il a assidûment fréquenté, notamment à Lyon, nombre d'astrologues, de démonologues, de rose-croix et de prêtres démoniaques, sans toutefois, semble-t-il, assister à une messe noire. Quant à Docre ou Gévingey, ils sont inspirés de personnes réelles.
Rien d'étonnant à cela. En ce xixe siècle finissant, la foi dans la science et le progrès va de pair avec l'occultisme, qui est comme son revers caché. Qui ne se mêle pas alors de voyance, d'évocation des morts et de tables tournantes ? Mais chez Huysmans, la démarche n'a rien d'une attraction mondaine. Elle s'inscrit dans un itinéraire spirituel et se fonde sur l'idée, déjà formulée par Baudelaire et illustrée par le personnage de Gilles de Rais, que la recherche de Dieu et celle du diable relèvent d'une même aspiration à l'absolu : « Du Mysticisme exalté au Satanisme exaspéré, il n'y a qu'un pas. Dans l'au-delà, tout se touche. »
Huysmans le reconnaîtra clairement : « Là-bas fut un premier pas vers la religion, c'est par la vision du surnaturel du mal que j'ai eu la perception du surnaturel du bien ». Ce « premier pas » est d'ailleurs confirmé par le choix même du titre : alors que les romans antérieurs – À vau-l'eau, En rade, À rebours – soulignaient la dérive ou l'impasse, Là-bas indique enfin une direction, que le récit suivant, En route, empruntera quatre ans plus tard.
Malgré l'élévation de son sujet et des pages entières consacrées à la théologie et à la démonologie, le roman est toutefois toujours teinté d'humour, grâce aux ruptures et aux mélanges de tons que l'auteur ne cesse d'y introduire. Désireux de rencontrer le diable, Durtal n'en reste pas moins un vieux garçon popote, qui, au moment de séduire Madame Chantelouve, époussette son logis et dissimule ses pantoufles. Les dîners chez Carhaix sont l'occasion de débats métaphysiques, de digressions sur la signification mystique des cloches et des pierres précieuses, mais aussi de réjouissances gastronomiques : c'est devant un « pétulant pot-au-feu » éperonné d'une pointe d'ail que l'on y disserte de manichéisme, tandis qu'au pied de Saint-Sulpice, la foule acclame le général Boulanger. Ce malicieux contrepoint contribue à faire de Là-bas une œuvre étonnante, qui se veut à la fois roman, essai, autobiographie et récit historique, et n'a pas d'équivalent dans les lettres françaises.
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Écrit par
- Philippe DULAC : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure
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