LA BÊTE HUMAINE, Émile Zola Fiche de lecture
Une psychopathologie romanesque
Ce récit, à la fois fortement structuré (deux parties égales, comme souvent chez Zola, scandent ici, dans une presque unité de lieu – entre Paris et Le Havre – le destin tragique de Séverine, de son crime à son assassinat) et extrêmement touffu, multiplie et entremêle les intrigues primaires et secondaires au fil de ses douze chapitres. Il n’est pas interdit de renvoyer ce chaos et cette violence paroxystiques au goût contemporain pour les mélodrames du « boulevard du crime », les faits-divers sordides qui font les beaux jours d’une presse à sensation florissante, et les romans-feuilletons policiers à la mode. Mais l’intention et le propos de Zola dépassent de beaucoup ces sources d’inspiration.
À l’origine de La Bête humaine, il y a le projet ancien d’un roman consacré au crime et à la justice, sur lequel viendra se greffer par la suite un intérêt pour le transport ferroviaire, en plein essor depuis les années 1840. Le chemin de fer, avec des trains de plus en plus rapides, a en effet donné naissance à tout un imaginaire de la modernité, ainsi qu’à une perception nouvelle des villes et des paysages, dont les amis impressionnistes de l’auteur se font l’écho. Comme à son habitude, Zola a multiplié les recherches préparatoires, et le livre fourmille de termes et de détails techniques propres à restituer le plus fidèlement possible la réalité de la vie des cheminots.
Le projet naturaliste se double cependant d’une perspective philosophique et morale. Le monde du rail, s’il s’inscrit dans la longue liste des milieux sociaux – la mine, les halles, les grands magasins, la bourgeoisie affairiste parisienne, les campagnes, etc. – représentés dans Les Rougon-Macquart,est aussi une nouvelle occasion pour l’auteur de porter un regard ambivalent – entre fascination et effroi – sur le progrès technique, symbolisé ici par la Lison. La locomotive, machine constamment personnifiée et seul véritable amour de Jacques, se mue en une figure mythologique, monstre séducteur et destructeur, comme avant elle le Voreux de Germinal ou l’alambic de L’Assommoir. Quant au monde judiciaire, moins présent que prévu, il est essentiellement perçu sous l’angle critique de sa corruption et de sa sujétion au pouvoir politique, au prix de l’erreur judiciaire, comme une annonce de l’affaire Dreyfus qui éclatera quatre ans plus tard.
Quant à l’ambition naturaliste, constamment concurrencée par une vision et une écriture à la fois épiques et fantastiques, elle ne se réduit pas à la représentation fidèle et sans concession de milieux sociaux. En empruntant à Claude Bernard sa « méthode expérimentale », Zola se fait à son tour physiologiste : les personnages sont vus comme autant de « cas » dont il s’agit de diagnostiquer et d’étudier les pathologies. Pour La Bête humaine, il a donné à Gervaise et Lantier, après Étienne (Germinal, 1885) et Claude (L’Œuvre, 1886), un troisième fils, Jacques, ainsi caractérisé : « hérédité de l’alcoolisme se tournant en folie homicide. État de crime. Mécanicien ». Pourtant, si elle est bien présente, cette thèse d’un déterminisme social se manifestant sous la forme de névroses héréditaires passerait presque ici au second plan. C’est qu’au-delà du cas particulier du tueur de femmes schizophrène (« Ce n’était plus lui qui agissait, mais l’autre ... »), au-delà de personnages tous plus ou moins « atteints » (sexualité prédatrice de Grandmorin, jalousie destructrice de Roubaud, Flore et Pecqueux, rapacité de Roubaud et Misard, brutalité primitive de Cabuche...), au-delà même d’une société gangrenée, toutes classes confondues, par la cupidité, la violence et le vice, c’est l’humanité elle-même qui apparaît, de toute éternité, sous le fragile vernis de la civilisation, irrémédiablement gouvernée par ses pulsions. Le titre du roman ne laisse à cet égard aucun doute, comme[...]
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
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