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LA CANTATRICE CHAUVE, Eugène Ionesco Fiche de lecture

Du rituel à la panique

Qu'il s'agisse par la suite de l'arrivée de la bonne, Mary, de la visite des époux Martin ou de celle d'un capitaine de pompiers, on ne saurait ici parler d'événements ou d'action. Il s'agit plutôt, en augmentant le nombre des personnages, de compliquer la structure du dialogue et de mieux explorer ses limites. Il arrive ainsi que des sons comme les raclements de gorge remplacent momentanément les mots, ce qui situe en retour la parole au niveau d'un pure manifestation sonore et l'éloigne de toute pensée rationnelle. La logique et l'entendement subissent à leur tour les assauts d'un tel ludisme corrosif, et se trouvent ramenés à l'expression de quelques syllogismes sans queue ni tête. La sacro-sainte loi de causalité, fondement de toute esthétique dramatique traditionnelle, se trouve elle aussi soumise à la dénégation.

Très arbitrairement, à l'approche du dénouement, une sorte de frénésie semble envahir la scène, et le dialogue atteint alors son plus haut degré de déconstruction, réduit à véhiculer onomatopées, lettres de l'alphabet, ou syntagmes rimés sans signification. Plutôt que de recourir à un dénouement, la pièce, qui a jusqu'ici joué à mainte reprise du procédé de répétition, suggère un recommencement exactement analogue à la situation de départ, à ceci près que le couple Martin s'est substitué aux époux Smith.

Comme en témoignent en outre les fréquents détournements des didascalies, uniquement perceptibles à la lecture (« Un long moment de silence anglais. La pendule anglaise frappe dix-sept coups anglais [...] La pendule sonne trois fois. Silence. La pendule ne sonne aucune fois »), l'invention de Ionesco est ici essentiellement de l'ordre du littéraire, et s'il est vrai qu'elle s'attaque au dialogue en lui déniant la fonction de lien social ou qu'elle fait vaciller la notion d'individu à travers ses personnages interchangeables, sa conception de la représentation demeure relativement homogène. C'est ainsi que l'on peut rapprocher sa démarche, plus iconoclaste que réellement innovante, de celle d'Alfred Jarry, de l'auteur russe Daniil Harms, ou encore de nombre de jeux avant-gardistes ou surréalistes des décennies antérieures (T. Tzara, R. Vitrac).

— David LESCOT

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Écrit par

  • : écrivain, metteur en scène, maître de conférences à l'université de Paris-X-Nanterre

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    Ionesco décide d’apprendre l’anglais, et c'est en l'étudiant avec la méthode Assimil que l’idée lui vient de La Cantatrice chauvedont une partie du dialogue imite les phrases incohérentes d’un manuel de conversation courante en langue étrangère. « Les répliques du manuel, que j’avais...