LA CATHÉDRALE ILLUSTRÉE, DE HUGO À MONET (S. Le Men) Fiche de lecture

« Ceci tuera cela » : la prédiction de Victor Hugo, dans Notre-Dame de Paris, en 1831, sert de fondement à la réflexion historique de Ségolène Le Men, chercheur du CNRS au musée d'Orsay et professeur d'histoire de l'art contemporain à l'université de Paris-X-Nanterre, dans un excellent ouvrage, La Cathédrale illustrée, de Hugo à Monet (CNRS éditions, Paris, 1998), où, de manière synthétique et brillante, elle réfléchit sur le statut de l'image au xix^e siècle. Spécialiste du livre illustré en France, Ségolène Le Men choisit le thème, à la fois pictural et littéraire, de la cathédrale pour se demander comment ont été vécus les bouleversements apportés à la reproduction des images au cours du xix^e siècle. L'invention de l'imprimerie, pour un Hugo grand prêtre du retour au gothique, signa la fin de cet édifice de sculptures, de pierres, de vitraux qu'était la cathédrale. C'est le vrai sujet de Notre-Dame de Paris : l'histoire, en costumes, de l'avènement du livre et d'une culture nouvelle dont Hugo se veut l'héritier.

Or son livre-cathédrale s'écrit lui aussi à une époque où le domaine de la culture et des images est en pleine mutation : avec les nouveaux procédés de reproduction graphique, l'usage de la lithographie et des gravures sur bois, qui donnent aux livres romantiques cet aspect si particulier, de nouveaux champs s'ouvrent à l'imprimé. C'est l'époque du feuilleton, de l'explosion de la librairie, de la vogue des revues illustrées : les images habillent et habitent les textes comme jamais auparavant. Ces pages de Hugo où, par le biais des vignettes et des planches, le lisible et le visible s'interpénètrent, donnent à l'écrivain la possibilité, et l'envie, de composer lui-même par séquences, panneaux de retable, rosaces et verrières. Sans la cathédrale de Hugo, jamais Proust n'aurait choisi, pour décrire métaphoriquement son grand œuvre, cette forte image architecturale qui souligne la cohérence de son projet, À la recherche du temps perdu. Littérature et arts visuels sont plus liés que jamais dès l'époque où Hugo écrit. « Le détour par la littérature a permis aux arts visuels de faire évoluer la hiérarchie des genres et de s'interroger sur le rapport de l'image au temps, tandis que la référence artistique a permis à la littérature, dans le roman et dans le drame, d'englober l'espace visuel du tableau », souligne Ségolène Le Men.

Avec une remarquable largeur de vue, ce livre dépasse l'histoire de l'imagerie qu'il aurait pu tout simplement retracer. Il aborde un sujet essentiel, l'histoire de l'expression visuelle, en s'attachant aux motifs placés en marge : vignettes, culs-de-lampe, frises ornementales, etc. Les qualités novatrices de cet « art moyen » qu'est l'illustration de livres sont indéniables, au point qu'il est possible d'y voir les avant-courriers de la modernité. Au xix^e siècle, le graveur et le lithographe sont des hommes libres, comme les poètes. Ségolène Le Men analyse ainsi ce phénomène : « Cette liberté graphique ludique est la rançon de la position subalterne qui est celle de l'illustrateur dans le champ des institutions artistiques : n'exposant pas souvent au Salon ses vignettes, il n'a pas trop à se soucier des règles de l'Art, des conventions du grand art, de la bienséance ou de la hiérarchie des genres. » On comprend ainsi pourquoi le propos de ce livre conduit le lecteur jusqu'aux photographes, jusqu'aux affichistes et jusqu'au Monet des cathédrales. La nouveauté impressionniste n'était-elle pas en germe dans ces productions « mineures » du premier xix^e siècle ? Aux confins du monument qu'était la cathédrale se glissaient déjà les[...]