CÉLESTINE LA
Les interprétations
En fait, c'est par son art que La Celestina était révolutionnaire. Sa sobriété propice aux réinterprétations la rend immortelle. Elle devait apparaître au xixe siècle comme romantique avant la lettre, par le mariage du comique et du tragique, du drame sentimental et de la farce des proxénètes. Elle a de pâles précédents, plutôt que dans Térence, dans la comédie humanistique en prose latine cultivée par les lettrés du xive et du xve siècle, genre sans règles, mais sans vigueur et sans écho. Le coup de génie du jeune Rojas et de son devancier fut d'y faire sonner les divers registres de la prose castillane parvenue à maturité, depuis la verdeur du dialogue populaire jusqu'à l'emphase pédantesque des tirades ou des monologues farcis d'allusions érudites et de sentences morales (les œuvres latines de Pétrarque en firent en partie les frais). Nos auteurs sont maîtres dans l'art de faire vivre les personnages à travers leurs propos, émaillés de trouvailles, de les mettre en situation dans l'imbroglio noué par les faiblesses des uns et les machinations des autres, le tout illustrant un double enseignement indiqué dès le titre, leçon pour les « amants insensés » qui divinisent leurs amies (on aime à voir aujourd'hui dans cette passion sans frein l'héritage de l'amour courtois) et mise en garde « contre les tromperies des maquerelles et des mauvais serviteurs complaisants ».
La substitution de Celestina à Calisto et Melibea dans le titre usuel répond à la préférence que les lecteurs, jusqu'à la redécouverte moderne de l'œuvre, donnèrent à l'intrigue crapuleuse et aux personnages cyniques sur l'intrigue sentimentale dénouée tragiquement. Et puis, plus que les amants pathétiques, la vieille au nom désormais proverbial s'imposa comme un personnage étrangement complexe et puissant. Elle laissa loin derrière elle la vetula des fictions ovidiennes (Pamphilus) ou même la Trotaconventos de l'Archiprêtre de Hita, Juan Ruiz. Sûr et naturel est son art sagace de mener le jeu (jusqu'à l'heure où il devient mortel) : récupérant Parmeno, le plus jeune serviteur de Calisto, avant même d'aborder le maître, neutralisant la vigilante Lucrecia en même temps qu'elle tend à Melibea ses embûches. Son pacte avec les puissances infernales fait sourire, même si elle y croit comme à la vertu des ingrédients emmagasinés dans son grenier. L'arme secrète de la vieille balafrée est la dignité de matrone avec quoi elle endort la méfiance, mieux qu'avec les fleurs de sagesse mêlées à ses propos. Calisto l'insensé s'extasie devant sa vieillesse vénérable. La noble Alisa, mère de Melibea, ne doute pas qu'elle vienne vendre l'écheveau de fil qu'elle porte quand elle entre en disant : « La paix soit en cette maison ! » Dans sa propre maison mal famée où Lucrecia va la quérir de la part de Melibea aux abois, Celestina, pichet en main, préside aux agapes de deux de ses « filles » avec les valets et peut évoquer avec attendrissement la belle époque où elle avait un plus nombreux troupeau sous sa houlette et étendait sa clientèle jusqu'au haut clergé. Incarnation de la puissance invétérée du proxénétisme.
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Marcel BATAILLON : ancien élève de l'École normale supérieure, membre de l'Institut, administrateur honoraire du Collège de France
- Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis
Classification
Autres références
-
LA CÉLESTINE (F. de Rojas) - Fiche de lecture
- Écrit par Bernard SESÉ
- 921 mots
La Tragi-comédie de Calixte et Mélibée, publiée en 1502, est l'édition définitive de l'œuvre couramment appelée la Célestine, en vingt et un actes. Cinq actes avaient été ajoutés à la première édition intitulée Comédie de Calixte et Mélibée, publiée en 1499 à Burgos,...
-
ESPAGNE (Arts et culture) - La littérature
- Écrit par Jean CASSOU , Corinne CRISTINI et Jean-Pierre RESSOT
- 13 749 mots
- 4 médias
L'autre chef-d'œuvre est la Tragi-comédie de Calixte et Mélibée, célèbre sous le nom de La Célestine (plus ancienne édition connue : Burgos, 1499). On a été frappé d'y voir un prototype de Roméo et Juliette ; de toute façon, la comparaison s'impose entre la puissance dramatique... -
SIÈCLE D'OR (mise en scène C. Schiaretti)
- Écrit par Didier MÉREUZE
- 971 mots
Commencé en 1556 avec l'accession au trône de Philippe II qui hérite de son père Charles Quint un immense empire, le Siècle d'or espagnol s'achève en 1659 quand s'affirme la prédominance française en Europe. Il constitue l'une des périodes les plus importantes et les plus riches de l'histoire de la...
-
THÉÂTRE OCCIDENTAL - Histoire
- Écrit par Robert PIGNARRE
- 8 347 mots
- 1 média
...voluptueux et fatal qui s'assouvit au mépris des lois divines et humaines. Cependant, au seuil du siècle, La Tragi-comédie de Calixte et de Mélibée (La Célestine) marque une étape décisive dans la genèse de la tragédie moderne. Il s'agit, en fait, d'un roman dialogué, étiré sur vingt et un actes, injouable...